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Interview Lee Ufan
Interview

« À travers leurs œuvres, les artistes doivent rendre perceptibles la puissance et la vitalité du monde. » — Lee Ufan

Lee Ufan, membre fondateur du mouvement japonais Mono-ha, évoque l'importance de la spiritualité dans son travail et son évolution depuis les années 1960.

Vous êtes considéré comme l'un des fondateurs du Mono-ha. Quels sont pour vous les principes de cette « école des choses » ?

La seconde moitié de la décennie 1970 a été marquée par la défaite des États-Unis au Vietnam et, en France, par la révolution de mai 68. Au Japon, aux États-Unis comme en Europe, ces événements emblématiques ont provoqué un profond questionnement sur la civilisation moderne. Tout ce qui avait été établi devait d’abord être détruit, pour pouvoir ensuite débuter une remise en question. C’est dans cette atmosphère que notre mouvement Mono-ha s’est développé au Japon ; c’est précisément cela que nous faisions.

Mono-ha n’est pas un mouvement qui se limite au langage : il implique aussi le temps, l’espace, et bien d’autres dimensions. Ce n’était pas une démarche particulièrement logique ou rationnelle : tout devenait matière à questionnement. Et, pour aller plus loin, il fallait parfois recourir à une certaine forme de violence. Dans Relatum par exemple, je détruisais une plaque de verre en laissant tomber une pierre, un acte très violent. C’est en détruisant que je pouvais ensuite tout reconsidérer. Revenir aux éléments les plus basiques permettait de reconstruire quelque chose.

Vue d'exposition Minimal

Pouvez-vous revenir sur vote série « Relatum » dont une version est présentée dans l'exposition « Minimal » ?

Comme son nom l’indique, il s’agit de la relation entre les choses : de leur combinaison et de la manière dont elles réagissent entre elles. Ce ne sont ni le sens ni la valeur qui comptent : ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment un événement se produit. Je me concentre sur les liens entre différents phénomènes, d’où le nom Relatum. Lorsque j’ai installé cette œuvre à la Bourse de Commerce, j’ai fait de nombreux choix : mes gestes étaient réfléchis, le positionnement pensé etc. Or quand je présentais cette œuvre au tout début, dans les années 1960, je ne choisissais rien : l’essentiel était de détruire, c’était une manière d’exprimer mon opposition à la société. Je réalisais un geste, poser une pierre sur du verre, mais de façon explosive.

Au fil du temps, après plus d’une centaine de performances, je me suis rendu compte que la violence s’atténuait, parce que j’avais suffisamment détruit. J’ai alors réfléchi à la manière de faire évoluer cette performance. Pouvais-je la rendre plus poétique, plus ludique, ou plus intéressante ? C’est ainsi que j’ai commencé à choisir mes actes, la pierre, sa position, et ainsi de suite. La violence qui dominait a peu à peu été remplacée par quelque chose de plus positif.

« Ce ne sont ni le sens ni la valeur qui comptent : ce qui m’intéresse, c’est de comprendre comment un événement se produit. »

Dans votre travail, vous cherchez à entrer en dialogue avec les mondes visibles et invisibles qui nous entourent, pourquoi cela ?

C’est exactement cela. J’utilise souvent comme titres des termes tels que Dialogue, Response, Correspondance, Encounter. Ils appartiennent à la même famille : ils évoquent la curiosité et l’inconnu. Au-delà de la présence humaine, d’innombrables éléments nous entourent, des pierres, de l’eau, des montagnes, des étoiles… C’est dans cette interaction que l’être humain trouve sa place. Et à côté du dialogue avec ce qui se voit, il doit aussi en exister un autre, avec ce qui demeure invisible.
Ces échanges permettent d’aller plus profondément, plus loin, d’élargir notre perception et d’atteindre quelque chose qui nous échappe encore.

En prenant conscience de cela, l’être humain peut découvrir un monde insoupçonné ; c’est une nouvelle rencontre. À travers leurs œuvres, les artistes tentent de révéler cet univers encore inexploré, c’est, selon moi, le sens même de l’art.

Vue d'exposition Minimal

La série « From Line » correspond à votre retour à la peinture. Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de revenir à ce médium ?

À la fin des années 1960, lorsque j’ai commencé à aborder l’art de manière sérieuse, ce n’était pas par la peinture, mais par la performance et la sculpture. Je me suis véritablement tourné vers la peinture en 1972. Après la période des performances et des sculptures Mono-ha, j’ai eu le sentiment qu’ayant suffisamment détruit, je pouvais entreprendre autre chose. Je voulais surtout explorer la question de la planéité. Je pouvais alors revenir à ce que j’avais appris enfant : travailler avec des points et des lignes. À partir de là, la surface plane est devenue pour moi un terrain d’expérimentation intéressant, et c’est ainsi que j’ai pris le chemin de la peinture.

From Line Lee Ufan

Quelle place accordez-vous à la spiritualité dans votre travail ?

Ceux qui regardent mes œuvres, qu’il s’agisse de performances ou de tableaux, évoquent souvent le silence, la sérénité ou la méditation. Je n’ai pas besoin de le formuler moi-même : si beaucoup de personnes le ressentent, c’est que mes œuvres parlent d’elles-mêmes. Je ne peux toutefois pas être aussi optimiste dans le monde actuel, où domine plutôt la négativité. Cela dit, il faut reconnaître qu’il existe des forces plus grandes et plus vastes que l’être humain, telles que la nature et l’univers. Ce sont elles que j’aimerais observer et interroger ; c’est de plus en plus dans cette direction que je souhaite aller.

Aujourd’hui, on préfère ce qui est simple, léger, mais je crois que les artistes devraient au contraire prendre du recul, se retirer un instant pour prendre de la hauteur. C’est une aspiration vers l’extérieur, une forme de spiritualité que je souhaite défendre. Pas vraiment la spiritualité traditionnelle, mais plutôt la reconnaissance humble de ce qui dépasse l’être humain, le cosmos, la nature, et qui nous révèle le sublime. 

Cette posture me semble essentielle. À travers leurs œuvres, les artistes doivent rendre perceptibles la puissance et la vitalité du monde. C’est cette énergie essentielle qu’ils devraient chercher à exprimer. 

 

L'exposition « Minimal » est présentée jusqu'au 19 janvier 2025 à la Bourse de Commerce – Pinault Collection, à Paris.

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