Une exposition comme une ronde du temps

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25 octobre 2022

Une exposition comme une ronde du temps

La ronde du temps et ses fantômes, ses incarnations et ses effacements, sont les thèmes qui irriguent « Une seconde d’éternité » dont l’exposition Anri Sala est un spectaculaire épilogue.

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Gravité

Avec Time No Longer qui vient puiser dans le Quatuor pour la fin du Temps d’Olivier Messiaen une part de sa dramaturgie, Anri Sala orchestre un nouvel espace-temps : la bande son, arrangée pour clarinette et saxophone à partir de l’« Abîme des oiseaux » devient une musique pour le temps présent. Après sa présentation à Houston, puis à la Kunsthaus de Bregenz, Time No Longer inscrit les circonvolutions de sa chorégraphie infinie dans l’espace circulaire de la Rotonde, qui semble à son tour s’affranchir de la gravité terrestre, engagé dans un mouvement perpétuel. Cette vidéo sans action ni personnage montre une platine-disque, diffusant une entêtante musique. Il s’agit de Quatuor pour la fin du temps, composé en 1941 par Olivier Messiaen (1908-1992), dont Anri Sala n’a gardé pour l’essentiel que le solo de clarinette (arrangé par André Vida et Olivier Goinard), intitulé « Abîme des Oiseaux ». Catapultée dans l’espace, dans l’apesanteur d’une station spatiale reproduite en images de synthèse, la platine tourne sur elle-même au gré de forces cosmiques invisibles. Son bras se lève pour retomber de façon aléatoire sur le vinyle, donnant à entendre la composition de façon fragmentaire, en une suite de phrases musicales hachées, tronquées, inachevées.

Le morceau choisi est un solo de clarinette qui évoque les anges de l’Apocalypse, annonçant la fin des temps. Messiaen composa cette pièce pour Henri Akoka, grand clarinettiste français, juif algérien, avec qui il fut détenu par les nazis, au Stalag VIII-A. Akoka joua ce solo pour la première et dernière fois, le 15 janvier 1941, devant des gardiens de prison et quelques prisonniers. Dans la vidéo, le son de la clarinette s’alterne, puis se mêle, avec le chant mélancolique d’un saxophone. L’œuvre est aussi une élégie à Ronald McNair, astronaute africain américain et saxophoniste : premier musicien à projeter d’enregistrer dans l’espace, il fut victime de l’explosion de la navette spatiale américaine Challenger, détruite lors de son lancement en 1986, 73 secondes après son décollage.

Deux fantômes se répondent ici. Spectrale, la musique de McNair s’harmonise avec la clarinette d’Akoka dans une cabine spatiale sans occupants. Cette rencontre fugace, entre une musique qui a existé par-delà l’horreur et une autre qui brave la frontière de l’au-delà, fait coexister plusieurs types de solitude : celle de la prison, celle du vide cosmique, celle de la mort. Elle laisse advenir une étrange utopie. Ce décor, déserté de toute présence humaine, de toute vie, suggère un futur post-apocalyptique où l’homme n’est plus, ou seule résonne le fantôme de son souvenir, à travers la mélodie d’une musique sans auditoire. Le film débute et se termine par la lumière éthérée du soleil affleurant à la surface du globe. Crépuscule planétaire ou aube d’un jour nouveau ?

Pour Messiaen, ce morceau de partition dédié aux oiseaux était un moyen de combattre le désespoir, précisément contre les affres du temps : « L’abîme, c’est le Temps, avec ses tristesses, ses lassitudes. Les oiseaux, c’est le contraire du Temps ; c’est notre désir de lumière, d’étoiles, d’arcs-en-ciel et de jubilantes vocalises ! » disait le compositeur.

« La musique permet de réarticuler le temps avec l'espace. »

La loi du cadre

Dans les vitrines du Passage, sous le panorama peint de 1889, Untitled (Maps/ Species), 2018-2022, juxtapose des diptyques, des gravures zoologiques du 18e siècle et des dessins à l’encre de l’artiste qui reproduisent la topographie de divers pays (Panama, Croatie, Chili, Italie, Liban…) tandis que les estampes anciennes documentent la faune marine. Les poissons représentés se recourbent sur eux-mêmes en d’étonnantes positions, afin de s’inscrire dans les limites de l’espace qui leur est alloué. Ils obéissent à la « loi du cadre » de la feuille de papier rectangulaire.  

À travers les planches zoologiques se joue à la fois un désir d’inventaire, de connaissance et de contrôle de la nature. Les modalités de présentations standardisées qu’elles adoptent, afin de faciliter l’étude et la classification des espèces, tranchent avec le caractère hétérogène des formes de vie qu’elles dépeignent. À son tour, Anri Sala applique cette loi du cadre au dessin des pays représentés sur les planches qu’il pose en regard : les lignes s’incurvent, les frontières se tordent en arabesques, jusqu’à ce que les contours de ces territoires ne soient plus reconnaissables. Poissons et contrées sont semblablement à l’étroit dans ce cadre normalisé qui les circonscrit ; ils semblent tendre l’espace de la feuille en retour, comme pour tenter d’en déborder et s’en défaire.

À travers cette série de diptyques, l’artiste expose l’artificialité et la malléabilité des concepts de nature et de nation, et plus encore, des liens censés les relier. Cette série fait écho à un autre inventaire, celui de la grande toile marouflée au-dessus du cercle des vitrines, une représentation tout aussi construite et fictionnelle qui dépeint, dans une veine folkloriste, coloniale et archétypale, le monde conquis par l’Occident à la fin du 19e siècle, marquant à la fois les points cardinaux et les saisons, à la fois le temps et l’espace.

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Intervalles

Pour Take Over, deux œuvres musicales se mêlent, toutes deux liées par l’Histoire : La Marseillaise et L’Internationale. Écrite en 1792, La Marseillaise est étroitement liée à la Révolution française ; elle déborde pourtant le récit national pour devenir le symbole du renversement des régimes oppressifs dans d’autres pays du monde. C’est ainsi que les paroles de L’Internationale écrites en 1871 ont été initialement imaginées sur l’air de La Marseillaise. Ce n’est qu’en 1888 qu’une musique originale fut composée pour ce chant tandis qu’il devenait l’hymne du mouvement socialiste.  

Les deux hymnes ont connu des variations de leur sens politique : révolution, restauration, socialisme, résistance, patriotisme… Ils ont été aussi associés à la colonisation, au totalitarisme et à l’oppression dans la seconde moitié du 20e siècle. Ces deux chants continuent encore aujourd’hui d’être appropriés par divers mouvements. Take Over rend audible cette relation étroite et exploite la parenté musicale pour trouver des traces de cette signification symbolique changeante.

Projetés chacun sur un côté du mur de projection, deux films montrent le clavier d’un piano Disklavier, joué par un joueur humain et animé par sa programmation. Une variété d’actions – mouvements rythmiques, coups simples, grappes, vagues ou éclats – transforme le clavier en un paysage animé en noir et blanc, fait de vallées et de pics. Take Over abolit les frontières entre les différents médias - les films sont sculpturaux, les murs de verre sont cinématographiques et les sons oscillants semblent modeler l’espace. De plus, le son détermine littéralement le film, dont le centre d’intérêt changeant est lié aux tonalités musicales et au mouvement des touches qui les produisent – même si le système sous-jacent reste insaisissable.

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La mémoire en infrabasse

Another Solo in the Doldrums (Extended Play, 2012)  se compose d’une caisse claire équipée d’un hautparleur intégré qui diffuse des sons en basse fréquence, inaudibles à l’oreille humaine. Ces sons génèrent des vibrations sur la peau du tambour et provoquent le roulement spontané des baguettes, comme mues par une force invisible. L’œuvre conserve ainsi la mémoire d’une exposition passée (celle de l'artiste en 2012 au Centre Pompidou) à travers l’activation des instruments. Les « doldrums », mentionnées dans le titre par l’artiste, désignent des zones de calmes équatoriaux de l’océan Atlantique, caractérisées par des périodes imprévisibles où les vents disparaissent complètement. Redoutées par les navigateurs, elles peuvent piéger les bateaux à voile pendant des jours, les contraignant à attendre le retour de brises incertaines. Les visiteurs sont à leur tour confrontés à cette attente, cette incertitude : l’absence d’un son tandis que les éléments émetteurs du son (le tambour, les baguettes, le mouvement) sont à la fois visibles et restent mystérieuses.

 

La réalité par la fiction

Nocturnes brosse le portrait de deux hommes dans un petit village français. Denis, ancien soldat, accro aux jeux vidéo, raconte son expérience de casque bleu dans les Balkans ; Jacques, metteur en scène, consacre à présent sa vie à collectionner des poissons tropicaux. Entre fiction et documentaire, le croisement de ces deux témoignages, dont on ne sait s’ils sont authentiques ou inventés, donne lieu à un dialogue intimiste mettant en lumière un point commun : la solitude.

Alors que Jacques confie que ses poissons lui rappellent certaines attitudes humaines, par leur tendance à s’éviter les uns les autres et à tuer les nouveaux venus ; Denis, pour sa part, se livre sur sa difficulté à dormir, tourmenté par les exécutions commises durant la guerre. Ces hommes, évoluant en marge de la société, semblent mener des vies marquées par l’anxiété et l’isolement. S’ils trouvent un exutoire à la vacuité de l’existence, c’est à travers des situations artificielles, presque in vitro, en vase clos, et sur lesquelles il leur semble alors possible de pouvoir reprendre le contrôle. À travers ces trajectoires singulières, Anri Sala sonde la vulnérabilité de la psyché humaine et révèle les ambiguïtés qui la traversent. 

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À bout de souffle

1395 Days without Red entrelace une répétition de l’Orchestre philharmonique de Sarajevo avec le trajet d’une musicienne qui, pour s’y rendre, traverse une partie de la ville à pied. La caméra la suit, exposée à un danger que l’on ne tarde pas à identifier : des tirs de snipers. À certains moments de sa progression, en particulier aux carrefours, elle prend la décision de s’arrêter, d’attendre, puis de courir au péril de sa vie, seule ou avec d’autres, pour franchir ces espaces a découvert. L’œuvre est bercée par le premier mouvement de la Symphonie n°6 en si mineur, sous-titrée « Pathétique », de Tchaïkovski, qui est successivement fredonnée par la protagoniste et performée par l’orchestre. Celui-ci s’interrompt à plusieurs reprises, lorsque le chef d’orchestre relève des erreurs de tempo. La progression de la musicienne — jouée par Maribel Verdú — est également intermittente. L’œuvre met en relief la proximité entre la mélodie de la symphonie de Tchaïkovski et le souffle haletant de cette femme. Le titre fait référence aux quatre ans de siège (1395 jours) durant lesquels il avait été conseillé aux habitants de la capitale bosniaque de ne pas porter de couleurs vives pouvant attirer l’attention des tireurs serbes embusqués, positionnés dans des bâtiments périurbains ou sur les monts surplombant la ville. Dans cette fable contemporaine, tournée en 2011 dans une ville désormais pacifiée, Anri Sala et Šejla Kameric choisissent de ne pas représenter frontalement la tragédie de la guerre. Seule la course folle et hésitante de la protagoniste en suggère les bouleversements, rejouant et fixant dans le présent les traumas insaisissables du passé.

« Je me suis approché du geste, de ce qu'il annonce : un coude qui devient un coup d'archet, une respiration qui devient un fredonnement, plutôt qu'un simple coup d'archet ou un fredonnement. »

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