L’histoire d’une restauration

L’histoire d’une restauration
Fermer Photo Maxime Tétard, © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier
Article
11 janvier 2021

L’histoire d’une restauration

Le dialogue entre patrimoine et création, au cœur du projet architectural porté par l’architecte japonais Tadao Ando, commence par la restauration scrupuleuse de la Bourse de Commerce, un monument historique redécouvert, magnifié, et revivifié par le regard contemporain.

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7 mn
Par Bourse de Commerce

« Ce bâtiment, bien que doté d’une identité architecturale très forte et légitimement protégé en plusieurs de ses parties au titre des Monuments Historiques, peut parfaitement s’adapter aux fonctions d’un musée d’art contemporain. J’espère que dans ce bâtiment se produira ce miracle d’harmonie qu’on constate à Venise au Palazzo Grassi et à la Punta della Dogana. »  François Pinault

Quatre siècles d’architecture

L’édifice s’enracine dans l’histoire du cœur de Paris depuis le 16e siècle. Tout commence avec un autre bâtiment situé au même endroit, l’hôtel de la Reine, palais construit par Jean Bullant pour Catherine de Médicis, devenu ensuite l’hôtel de Soissons de 1704 à 1748, date de sa destruction.

En 1763, le terrain – où ne subsiste de l’ancien palais que la colonne Médicis – est choisi pour la construction d’une nouvelle Halle au blé. Sa conception, tout comme l’aménagement du quartier alentours, sont confiés à Nicolas Le Camus de Mézières. Les rues convergent, en étoile, vers ce bâtiment circulaire, à l’architecture « révolutionnaire », caractérisé par une vaste cour centrale qui reste ouverte sur le ciel de Paris. Dès 1783, pour une meilleure conservation des grains, on se résout toutefois à la couvrir d’une impressionnante coupole en charpente « à petit bois » : la plus vaste de France à l’époque.

Détruite par un incendie, la coupole est reconstruite en 1813 par l’architecte François-Joseph Bélanger : l’architecte innove en élevant le premier châssis en fer de fonte de grande portée jamais érigé. Très endommagée en 1854 et tombée en désuétude, la Halle au blé ferme ses portes en 1873. En 1885, le bâtiment hors d’usage est confié à l’architecte Henri Blondel dans le but de le transformer en Bourse de Commerce pour l’Exposition universelle de 1889.

 

Revenir à l’état de 1889

Henri Blondel ne conserve de l’ancienne Halle au blé que le mur circulaire intérieur, l’espace de la cour et l’impressionnante coupole de métal qui la coiffe. Sur les quelques photographies prises à l’époque, on découvre un bâtiment mis à nu, carcasse de pierre et de métal. Inauguré le 24 septembre 1889, profondément transformé, le nouvel édifice est doté d’une enveloppe extérieure remplaçant l’ancienne, d’un entresol, d’un étage supplémentaire et d’un vaste panorama peint, installé dans la partie basse de la coupole de métal dont le tiers est alors maçonné en briques.

« Depuis longtemps, je regardais la Bourse de Commerce. L’ouvrage est tout à la fois l’hôtel de Soissons, la Halle au blé, la coupole de Bélanger. L’enjeu du regard le plus contemporain, c’est de savoir tout regarder, tout comprendre, pour, selon moi, tout transmettre. » Pierre-Antoine Gatier, architecte en chef des Monuments historiques

Pour restaurer cet état de 1889, une démarche scientifique fondée sur des méthodes non destructives a été adoptée. « Une première campagne de sondages du bâtiment a permis de compléter l’analyse des ouvrages extérieurs et des éléments visibles. […] Ces investigations sur la structure ont été rendues nécessaires par l’absence de documents d’exécution de 1889. Tant par la recherche archivistique que lors des investigations in situ ont été favorisées les démarches pour parvenir à « lire » le bâtiment sans le léser. Des matériaux communs à la fin du 19e siècle, mais presque systématiquement perdus aujourd’hui, ont aussi pu être retrouvés. […] Les façades extérieures ont fait l’objet d’investigations complémentaires, permettant d’identifier la pierre de Saint-Leu qui les constitue », explique Pierre-Antoine Gatier.

Des redécouvertes ont par ailleurs été permises grâce aux sondages menés sur des structures jusque-là masquées du bâtiment, permettant à la restauration de correspondre fidèlement à l’état du bâtiment de 1889, identifié comme le plus abouti.

 

Des chantiers dans le chantier

La colonne Médicis : une icône

Au 16e siècle, sur l’emplacement actuel de la Bourse de Commerce, l’architecte Jean Bullant construisit le palais de Catherine de Médicis. Dans une de ses cours se dressait alors une colonne de 31 mètres, dominant à l’époque les toits de Paris. Lorsque cet hôtel particulier fut détruit en 1748, on sauva la colonne : une mobilisation publique menée par l’écrivain Louis Petit de Bachaumont en fit un cas de conscience. L’érudit racheta alors la colonne avant d’en faire don à la ville de Paris. Seul vestige de l’ancien palais et de son architecture Renaissance, la colonne Médicis sera classée Monument historique dès 1862.

Colonne Médicis
Fermer Bourse de Commerce — Pinault Collection, mars 2020 Courtesy Bouygues Construction. Photo Vladimir Partalo

« Si le monument est apprécié, sa fonction n’a jamais été identifiée. La colonne aurait servi de point d’observation à l’astrologue de la reine, Côme Ruggieri, sans que toutefois cette hypothèse ne soit vérifiée. […] Elle est dotée en 1764 d’un cadran solaire conçu par Alexandre-Guy Pingré […] puis devient un monument public lorsqu’elle accueille une fontaine en 1812 aujourd’hui disparue. L’actuelle restauration a pris le parti d’une stricte conservation, en maintenant les matériaux et l’ensemble des réparations successives conduites de 1925 à 1981 », raconte Pierre-Antoine Gatier.

Inspirée par la colonne Trajane, la colonne Médicis est une colonne blanche construite en pierre de Saint-Leu. Son décor sculpté se compose de fleurs de lys, emblème de Catherine de Médicis et de son défunt mari Henri II, d’un H et d’un C entrelacés, ainsi que de motifs dit de « miroirs brisés », symbole de l’amour perdu et du deuil.

Aujourd’hui, l’étroit escalier en colimaçon qui innerve l’intérieur du fût de la colonne communique encore avec le deuxième niveau de la Bourse de Commerce par un passage voûté de quelques marches, invisible du public. La colonne Médicis ne sera pas ouverte aux visiteurs pour des raisons de sécurité et de conservation, mais elle peut tout simplement être admirée depuis l’extérieur de la Bourse de Commerce par tous les passants et les promeneurs. Petit secret de restauration : les investigations ont révélé des graffitis incisés sur les parois intérieures de la colonne Médicis, le plus ancien datant de 1766, d’autres gravés durant l’Occupation.

 

Restauration
Fermer Photo Maxime Tétard, © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier

La coupole : une prouesse d’architecture et d’ingénierie

Dans le contexte inaugural des commémorations du centenaire de la Révolution française lors de l’Exposition universelle de Paris en 1889, la coupole de la Bourse de Commerce fut célébrée comme un chef-d’œuvre de la charpenterie métallique française, précurseur de la tour érigée par Gustave Eiffel. « La Halle au blé du Camus de Mézières constitue un manifeste architectural au plan radical : une halle annulaire, ouverte en son centre sur une vaste cour circulaire. De nouveaux besoins, résultant de l’usage de la halle conduisent rapidement à sa modification, faisant de la Halle au blé un laboratoire structurel : elle reçoit successivement une coupole de bois en 1782, puis une coupole en fonte de fer, réalisée en 1811 par François-Joseph Bélanger et François Brunet, avec le concours de Jacques Ignace Hittorff, futur architecte du Paris du Second Empire. Cette coupole métallique – celle que nous voyons aujourd’hui – est alors le premier ouvrage jamais réalisé avec ce type de matériau, symbole du siècle de l’industrie naissant. Jacques Ignace Hittorff conduit le chantier de la coupole sous la direction de Bélanger, laissant un témoignage dessiné exceptionnel de sa contribution. Nos recherches documentaires ont mis en évidence l’importance d’un fonds iconographique peu connu, conservé au Wallraf Richartz Museum de Cologne. Il rassemble 240 dessins. De nombreux autres documents semblent pouvoir être associés à la production des pièces de fonte (réalisées par les forges du Creusot). […] Ces dessins ont offert un appui décisif à la mise au point du projet de restauration de la charpente, un ouvrage mixte en fonte de fer et fer forgé. […] Au-delà de l’étude des fonds documentaires, une série de relevés de la charpente actuelle a été effectuée. Une première reconnaissance à l’aide d’un drone a offert un diagnostic immédiat de la structure, avant l’établissement d’un relevé de géomètre au laser, confirmant l’absence de déformation structurelle et préalable à la modélisation complète de cette charpente », raconte Pierre-Antoine Gatier.

 

La verrière : cœur lumineux de l’édifice

Inondant la Rotonde de sa lumière, ouverte comme un iris sur le ciel parisien, la verrière est l’une des beautés de la Bourse de Commerce. Sa restauration était un enjeu, tant pour préserver le passé que pour permettre au bâtiment de s’adapter à sa nouvelle vie de musée.  Elle a permis le remplacement complet du vitrage constitué de verres simples choisis à la fin du 19e siècle et remplacés à la fin des années 1990. Son nouveau double vitrage offre ainsi de bien meilleures performances thermiques ; il offre aussi un traitement du rayonnement solaire qui n’affecte pas la qualité de la lumière et son intensité au cœur du bâtiment. « Ainsi, l’ambiance lumineuse de 1889 est maintenue, sans que soient négligées la conservation de la toile marouflée et l’exposition des œuvres dans la Rotonde. La contrainte de transmission de la lumière, de 80%, correspond à la transparence du verre historique. C’est cette qualité qui a été retenue pour le choix du verre contemporain. Le calepinage des tables de verre respecte scrupuleusement le découpage conçu par Henri Blondel. […] Le lanterneau au sommet de la coupole, identifié grâce au fonds de plans de Jacques Ignace Hittorff retrouvé au Wallraf Richartz Museum, conserve un simple vitrage, la finesse des fers, de François-Joseph Bélanger et la complexité géométrique n’autorisant pas d’adaptation », précise Pierre-Antoine Gatier.

 

Un panorama monumental : 1 400 m2 de peinture

Terni, marqué, voilé, le grand ensemble de toiles marouflées, composant à 360° un panorama monumental ornant le bas de la coupole, nécessitait une restauration délicate. Supervisée par Pierre-Antoine Gatier et Alix Laveau, restauratrice habilitée par la Direction des musées de France, avec une équipe d’une vingtaine de personnes, elle s’est déroulée de janvier à juillet 2018.

Lors de la préparation pour l’Exposition universelle de 1889 et en cette fin du 19e siècle, une place majeure était accordée aux grands décors peints et sculptés dans les nouveaux monuments et bâtiments. Henri Blondel fait appel aux artistes les plus demandés à l’époque pour ce type de commandes avec pour thème l’aventure du commerce et des échanges sur tous les continents, à la gloire d’une France triomphante, aux visions folkloristes et coloniales. Quatre artistes se répartissent la représentation du monde sous la direction du peintre Alexis-Joseph Mazerolle : Évariste Vital Luminais (les Amériques), Désiré François Laugée (la Russie, le Nord), Georges-Victor Clairin (l’Asie et l’Afrique), Hippolyte Lucas (l’Europe) ; Alexis-Joseph Mazerolle signe les allégories des quatre points cardinaux.

Restauration
Fermer © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier

« Un décor peint, tout porteur d’un message qu’il soit, ne se départ pas d’une fonction d’agrément. Celui de la Bourse de Commerce en appelle à la circularité du regard. L’œil glisse d’une composition à l’autre. Il se laisse séduire par des atmosphères et des tonalités, virevolte d’ambiances chaudes et lumineuses à d’autres plus ternes. Il est arrêté par la ligne horizontale d’une forte densité humaine avant de se hisser vers les cieux peints, prémisses du ciel réel derrière la verrière. Ce décor est exceptionnel par l’immensité de sa surface peinte. En revanche, le geste n’a rien d’étonnant : avoir recours aux peintres pour l’ornementation intérieure des édifices est un leitmotiv de l’art européen depuis plusieurs siècles. […] Talentueuse déclinaison des aspirations et des imaginaires, le décor peint de la Bourse de Commerce est une œuvre qui crée l’illusion. Il exprime un désir de recensement du monde que les Européens se sont plu à accomplir dans nombre de domaines. Les peintres y ont participé en entrouvrant leur toile à l’espace au-delà de l’horizon », précise Sarah Ligner, conservatrice du patrimoine au musée du quai Branly – Jacques Chirac.

« Avant restauration, les altérations abondaient : un encrassement général était très présent sur tout le décor sous forme d’un voile blanchâtre ; des chancis formaient une altération chromatique ; une fragilité mécanique de la couche picturale pouvait être observée sur de très larges zones usées ; des micro-lacunes créaient des tâches très visibles. Les soulèvements de la couche picturale, en revanche, restaient plus ponctuels. Enfin, les « fantômes » de la structure métallique de la coupole étaient très marqués. » raconte Pierre-Antoine Gatier. Alix Laveau et son équipe, perchée à près de 30 mètres au-dessus sur sol, au sommet de l’immense échafaudage qui a couvert pendant plusieurs mois la Rotonde du bâtiment, ont progressé avec talent et minutie au long des 1 400 m2 de cette composition.

« J’ai été impressionnée par l’ampleur du décor : 10 mètres de haut pour 140 mètres de long, soit 1 400 m2 de toiles. Ça n’en finissait plus ! » Alix Laveau

Menée en trois ans, en même temps que le chantier de transformation du bâtiment en un musée tout entier consacré à la présentation d’œuvres contemporaine, cette restauration magistrale aura mobilisé tous les corps de métiers, toutes les expertises et savoir-faire – restauratrices de peinture, maçons, ingénieurs, doreurs, cordistes, couvreurs, tailleurs de pierre, menuisiers… –  pour restituer au public toutes les beautés de l’un des bâtiments les plus emblématiques de Paris.