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interview Emma Lavigne
Interview

« Représenter le corps, c’est représenter l’humanité. » — Emma Lavigne

Sujet central de l’histoire de l’art, le corps a souvent été représenté à travers des canons conventionnels. Qu’en est-il de sa représentation dans l'art aujourd'hui ? Emma Lavigne, commissaire de l'exposition « Corps et âmes » revient sur cette question.

Pourquoi le corps ? 

Le corps est un sujet omniprésent dans l'histoire de l'art. Il y a toujours eu une tentative de le représenter, et cela dès les tout premiers temps de l'humanité, avec des empreintes de main qui étaient peut-être une première façon de faire de l'art avec son propre corps. Dans la Collection Pinault, près de la moitié des œuvres ont trait à la question de la représentation du corps. Mais pour ces artistes contemporains il ne s'agit plus du tout d'essayer de représenter le corps humain de la façon la plus réaliste, mais d'exprimer aussi une émotion, un engagement, souvent politique. Le corps devient alors le support d'une autre narration pour essayer de prendre le pouls du monde. Ce qui rassemble les artistes de l'exposition, c'est de faire du corps une sorte de médium, de sismographe, qui vient se saisir des tremblements du monde pour essayer de représenter l'humanité par le vivant, par l'humain, par la pensée, par l'âme qui sous-tend la plupart de ces représentations.

Kara Walker, The moral arc of history ideally bends towards justice but just as soon as not curves back around toward barbarism, sadism, and unrestrained chaos, 2010 Vue de l’exposition « Corps et âmes », Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2025. Photo : Nicolas Brasseur / Pinault Collection.

Certains artistes font du corps le témoin de l'Histoire et des violences du monde. Comment cela se traduit-il ?

Beaucoup d'artistes vont inventer une nouvelle façon de raconter une histoire que l'on ne veut pas voir. On peut citer à cet égard le travail éminemment politique de Kara Walker. Dans l'exposition, nous présentons un très grand dessin de cette artiste qui a quasiment le format d'une peinture d'histoire, mais c'est un dessin que l'on pourrait presque effacer. Avec une vélocité extrême, Kara Walker y dessine des scènes que l'on distingue à peine tant le mouvement de ces corps noirs, de ces corps violentés, crée une sorte de chaos. Seul point de verticalité et d'équilibre dans cette composition chaotique : la figure de Barack Obama, qui prononce le fameux « race speech » (« discours sur la race »), où il parle de ses origines africaines et de la responsabilité des États-Unis dans l'histoire de l'esclavage. L'art devient alors une sorte de témoin des violences du monde, violences que continuent à subir certains individus. 

« Ce qui rassemble les artistes de l'exposition, c'est de faire du corps une sorte de sismographe, qui vient se saisir des tremblements du monde pour essayer de représenter l'humanité. »

Mais l'art peut-il aussi libérer le corps ?

Une autre œuvre essentielle du parcours de l'exposition est une sculpture de Niki de Saint Phalle. Elle a représenté, à partir de 1965, différentes « nanas noires », figures extrêmement joyeuses, presque acrobatiques de corps très malléables, très plastiques. Mais ce qui est particulièrement intéressant dans son travail, c’est aussi sa dimension profondément politique. Niki de Saint Phalle admirait beaucoup Billie Holiday, avec qui elle partageait l’expérience douloureuse de l’inceste et a notamment réalisé une effigie de « nana noire » en hommage à la chanteuse, mais elle était également très marquée par Rosa Parks. Cette « nana noire » présentée dans l’exposition constitue l’une des toutes premières représentations dédiées par l’artiste à ces femmes noires auxquelles elle souhaitait rendre hommage.

ue de l’exposition « Corps et âmes », Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2025. Photo : Florent Michel / 11h45 / Pinault Collection.

Quelle place occupe la musique dans l’exposition ?

La musique est très présente dans l'exposition. Elle peut être silencieuse, comme à travers la main extraordinaire qui représente le corps et l’âme de Miles Davis, photographiée par Irving Penn. Mais elle se manifeste aussi de manière sonore : des petits cabinets d'écoute permettent aux visiteurs d'écouter une playlist de deux heures, conçue par Vincent Bessières en résonance avec les œuvres de l'exposition. On y entend Miles Davis bien sûr, mais aussi Jimi Hendrix, Aretha Franklin, ou encore des textes de James Baldwin. De nombreux artistes présentés dans l’exposition, comme Kerry James Marshall ou David Hammons, puisent leur inspiration dans le jazz et ses déclinaisons, notamment dans le free jazz. Et c'est intéressant de comprendre combien les arts oratoires — la musique, la danse — sont véritablement des médiums qui ont été conservés dans une mémoire profonde, et qui viennent nourrir d'autres pratiques artistiques, comme la sculpture ou la peinture. Ce sont aussi les racines sous-jacentes à certaines pratiques de ces artistes africains-américains ou brésiliens que l'on a souhaité activer dans l'exposition.

« C'est intéressant de comprendre combien les arts oratoires, la musique, la danse, viennent nourrir d'autres pratiques artistiques. »

Comment l'œuvre d’Arthur Jafa s’inscrit-elle dans cette exposition ?

L'œuvre de Jafa partage avec la musique noire américaine cette dimension complètement universelle. Nous avons souhaité présenter au cœur de l'exposition, dans la Rotonde, cet espace très symbolique du musée, son film Love is the Message, the Message is Death. Cette œuvre iconique porte en elle les prises de position sur le corps noir depuis le 19ᵉ siècle. C'est un message de paix, d'espoir, mais aussi un film hommage à la communauté africaine-américaine. Et l'on voit aussi bien des scènes de violences, policières notamment, que des moments d'espoir. On retrouve la figure de Barack Obama, mais aussi celles de Miles Davis, de James Brown, de Jimi Hendrix. Cette composition absolument bouleversante où, à côté de la violence faite à la communauté africaine-américaine, il y a la puissance, l’exorcisme, la puissance cathartique de la musique africaine-américaine fait que Love is the Message, the Message is Death est une œuvre engagée qui nous pousse à réfléchir, à prendre conscience de cette violence. 

Lire l'interview d'Arthur Jafa 

Vue de l’exposition « Corps et âmes », Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2025. Photo : David Atlan / Pinault Collection.

Pouvez-vous nous parler des corps monumentaux de Georg Baselitz présentés à la fin du parcours ?

L'exposition se termine avec ce cycle extraordinaire de Baselitz, « Avignon », qu'il peint en 2015 pour la Biennale de Venise. Huit tableaux suspendus, représentant huit autoportraits de Baselitz lui-même, surgissent dans la pénombre. Or le corps n'est pas du tout idéalisé, comme dans toute l'histoire de la peinture, mais c'est justement le corps de l'artiste vieillissant qui est donné à voir. On est face à ces corps qui chutent, qui dansent avec le temps, de façon quasiment macabre. Et la peinture gicle, coule, devenant comme le sang, la lymphe, des matières presque vivantes, comme s'il peignait avec les dernières forces de son corps. Finalement, ce n'est pas tant la monumentalité qui est intéressante dans cette œuvre que l'humanité d'un artiste qui irrigue l'ensemble du tableau.
 

L'exposition « Corps et âmes » est présentée jusqu'au 25 août 2025 à la Bourse de Commerce – Pinault Collection, à Paris.

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