« Lee Lozano est incroyablement cohérente. » Sarah Cosulich

Sarah Cosulich et Lucrezia Calabrò Visconti, Portrait des commissaires de l'exposition "Lee Lozano. Strike", 2023
Fermer © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier. Photo : Florent Michel / 11h45 Courtesy de Pinault Collection
Interview
12 janvier 2024

« Lee Lozano est incroyablement cohérente. » Sarah Cosulich

C’est la première exposition consacrée à l’œuvre de Lee Lozano en France. En quoi son œuvre a-t-il marqué l’histoire de l’art contemporain ? 

Sarah Cosulich : Il est important de souligner que Lee Lozano n’est pas une artiste que l’on redécouvre. Elle a toujours été là. Elle était là à sa façon. En fait, lorsqu’elle se retire du monde de l’art en 1972, avec son travail conceptuel, elle se trouve à un moment très important de sa carrière. Sa décision de se retirer est donc une action très radicale. Ce n’est pas un abandon. C’est une artiste qui passe du figuratif à l'abstraction, puis à l’art conceptuel. Elle a du talent. Elle est incroyablement cohérente. Elle va d’un média à un autre, mais en même temps, elle ne change pas. Elle ne fait que poursuivre la même démarche. On pourrait dire qu’elle est courageuse, qu’elle ne fait jamais de compromis. Lorsqu’elle se retire du monde de l’art, elle ne quitte pas l’art. Elle continue d’être une artiste. En fait, on pourrait presque considérer que son retrait est une performance continue, qui dure trente ans, jusqu’à sa mort.

Qu’évoque le titre de l’exposition « Strike » ? 

Lucrezia Calabrò Visconti : Le titre de l’exposition fait principalement référence à son œuvre General Strike Piece qui est l’une de ses dernières œuvres. Il s’agit d’un projet conceptuel réalisé en 1969. D’une certaine manière, nous commençons ainsi par la fin de son parcours. Nous commençons plus particulièrement par son premier retrait du monde de l’art. Nous sommes parties de cette œuvre car cette idée de grève peut être vue comme quelque chose qui structure l’ensemble de sa démarche artistique, et même sa vie, d'une certaine manière. Faire grève, ce n’est pas seulement ne pas travailler. Cela s’entend plus largement. Cela renvoie aussi à la dimension émotionnelle dans laquelle s’investit nécessairement un artiste, et surtout une femme artiste, à New York, dans les années 60.

Avec General Strike Piece, Lozano dit qu’elle va cesser de participer aux événements mondains du monde de l’art. Sa « grève » cible spécifiquement ces événements, afin de s’orienter vers ce qu’elle définit comme une « révolution totale, sur le plan personnel et public ». La recherche de cette révolution se voit au travers de toute sa pratique artistique. Nous avons cherché un terme qui soit l’un de ses mots à elle, car elle était évidemment capable de qualifier sa propre démarche, et qui sache refléter et respecter les contradictions et les évolutions de sa pratique.

Lee Lozano, notamment dans ses dessins, associe vocabulaire industriel et connotations sexuelles. On retrouve aussi des slogans explicites. L’artiste développait-elle une position politique, une revendication ? 

L.C.V. : Les positions et revendications politiques exprimées par le travail de Lee Lozano sont une question très délicate. Elle essaie vraiment de s'attaquer à la dynamique du pouvoir, aux relations de pouvoir. C’est très clair, notamment dans la manière dont elle est délibérément scandaleuse. Très souvent, elle utilise un langage, visuel ou verbal, extrêmement cru. C’est parfois assez grossier, assez sale. Cela s’inscrit dans une tradition, non pas celle du dessin érotique, mais celle de la satire.

C’est politique car à l’époque, le seul fait de ne pas se conformer aux attentes de la société est un acte politique en soi. Jo Applin, par exemple, parle de « féminisme scandaleux » en réaction à l’œuvre de Lee Lozano. Il est important de souligner que, même si sa pratique est extrêmement critique, polémique, parfois très sarcastique, elle garde toujours ses distances avec les mouvements organisés de la contre-culture, même si elle en fait partie à sa manière.  Nous sommes dans les années 60 à New York, où se déploie tout ce qui mène à ce que l’on appellera « mai 68 » en France. C'est un moment très précis, extrêmement chargé sur le plan politique, mais elle sera toujours déterminée à ne pas faire partie de mouvements particuliers.

L’exposition présente à la fois des œuvres abstraites et des dessins figuratifs. Qu’est-ce qui détermine ce changement de paradigme ? 

S.C. : On pourrait dire qu’il n’y a pas vraiment de changement, car c’est ce que nous tenons à montrer ici : comment une chose vient après l’autre, si naturellement et si inévitablement. L'exposition commence par sa première œuvre figurative. On voit que beaucoup des éléments qui y sont exprimés sont toujours présents plus tard, dans ses travaux abstraits et conceptuels. Par exemple, il y a son obsession de pénétrer le corps par le biais d’objets, d’outils. Il y a cette idée d’aller à l’intérieur des intestins. C’est quelque chose qu’elle souhaite réellement faire car elle considère qu’un artiste ne peut pas représenter l’intérieur du corps humain, d’où la représentation de tous ces éléments pénétrant le corps. Dans son travail abstrait, on retrouve cette volonté de pénétrer le cosmos, d’aller au-delà, vers l’espace, vers la transcendance. Ces deux approches sont connectées. Par ailleurs, de la figuration à l’abstraction, elle a ce même sens du geste. Un geste violent, comme un coup, un choc. On le voit dans ses premiers dessins, dans l’aspect un peu sale de ses images, dans sa démarche expressionniste. Puis ce geste violent se déplace dans les instruments qu’elle utilise, et dans ses incroyables compositions abstraites, qui transpercent.

Les titres de ces compositions sont aussi révélateurs. L’abstrait est nommé par des verbes. Tous les autres travaux de Lee Lozano n’ont pas de titre, mais ces compositions abstraites en ont, et ce sont des verbes : entasser, tourner, pincer… Ces titres expriment une action. Ils révèlent également son intérêt pour la langue, et pour l’énergie, qui fait aussi partie des sujets qui l’habitent depuis le début de sa carrière. Ses premiers dessins, très formels, ses autoportraits, montrent déjà cette dissolution de l'énergie, qui l’entraînera vers ses disparitions, ses changements de nom. D’une certaine façon, son énergie se concrétise dans ses différents noms. Elle finit par prendre seulement « E » comme nom, et demande à être enterrée dans une tombe anonyme. Énergie, langage et action traversent ainsi toute son œuvre. 

Comment l’exposition s’inscrit-elle dans la saison « Mythologies américaines » ? 

L.C.V. : Dans le travail de Lee Lozano, les mythologies américaines sont souvent abordées, tant dans ses écrits que dans sa pratique. Il y a cette très belle peinture qui représente un pistolet, du canon duquel sort à la fois une masse qui a la forme des Etats-Unis, un sein et un poing fermé. La violence, parfois brutale, des mythologies américaines est ainsi bien présente dans son travail, de même que les mythologies américaines entendues au sens de la contre-culture américaine, qui se développe dans les années 60. Son travail fait écho à celui de Mike Kelley. Tous deux proposent une réflexion autour de la contre-culture, inspirés par la façon dont celle-ci s’oppose aux valeurs modernistes. Mike Kelley a commencé à travailler une dizaine d’années après le retrait de Lee Lozano. Il y a donc une belle connexion entre les différents artistes exposés ici. Je ne veux pas surinterpréter des liens avec les autres artistes mais je vois aussi un rapport avec le travail de Mira Schor. Toutes deux écrivaient au sujet de leur pratique artistique, mais aussi au sujet de l’art et de la société, avec un ton particulièrement critique. Je pense que leurs pratiques se font écho l’une à l’autre, notamment concernant le féminisme. Mira appartient à une autre génération que Lozano.  

La question du féminisme, compliquée pour Lozano, se résout d’une manière totalement différente pour Mira Schor. Ces connexions offrent une vision plus large de cette « mythologie américaine », qui se développait également dans le reste du monde bien sûr, et donnent un aperçu de la façon dont le féminisme est considéré au travers du temps. Quant à Ser Serpas, son approche provocante et très physique de la peinture,  sa manière de travailler sur le corps, les fluides corporels et la réaction du corps lui-même à la peinture, me fait beaucoup penser à Lozano. Nous sommes très heureuses que l’œuvre de Lozano soit exposée aux côtés de ces artistes, car cela apporte une autre dimension à son travail. Cela complexifie et approfondit son œuvre, en donnant à voir ce qui est, en quelque sorte, son héritage. 

En quoi l’accrochage à la Bourse de Commerce apporte-t-il une autre lecture de l’œuvre de Lee Lozano ? 

S.C. : Cette question dépend beaucoup de la façon dont nous avons choisi de présenter ses œuvres. Cette exposition est chronologique, car nous voulions présenter son travail d’une manière qui permette vraiment au public de s’y engouffrer. Néanmoins, nous avons choisi de commencer l’exposition par « General Strike Piece », une œuvre réalisée à la fin de son parcours. Nous avons fait ce choix car nous voulions montrer, dès le début de l’exposition, à quel point elle est radicale, à quel point elle va contre les règles, les systèmes, contre les attentes, contre le pouvoir, en décidant de quitter le monde de l’art.

Elle le fait progressivement avec General Strike Piece en cessant de visiter les galeries, les musées. Le visiteur prend ainsi immédiatement conscience de ce refus d’adaptation, qu’il peut ensuite observer à travers la suite de l’exposition. Dans les salles des dessins, il y a ces images qui sont comme des coups de poing contre toutes les formes de systèmes et de catégories. Ensuite viennent les corps. On voit comme elle essaie de pénétrer l’organisme, et de proposer des représentations provocatrices. Toutes ses affirmations se font par le biais d’une opposition. C’est ce qui caractérise Lee Lozano et c'est ce que l’exposition souhaite montrer. 

L’exposition se termine sur des carnets manuscrits de l’artiste. Que représentent-ils ?

L.C.V. : Les carnets manuscrits présentés à la fin de l’exposition nous semblent vraiment éclairants pour comprendre la pratique et l’esprit de Lozano. Ils datent de 1969 à 1971 mais ils ont tous été rassemblés en 1972, juste avant qu’elle ne se retire du monde de l'art. Ces carnets sont vraiment une matérialisation de sa tentative de fusionner l’art et la vie. Ses « Language Pieces », ce pour quoi elle est le plus connue, proviennent de ces journaux intimes. Ils s'appellent en fait « Life-Art Pieces ». Il y a une tendance qui traverse toute sa pratique : essayer de représenter différentes formes d’énergie. Elle le fait d’abord en petit format, avec ses dessins, jusqu’à ses toiles. Puis, d’une certaine manière, cette énergie dépasse la toile. C’est alors inévitable : sa pratique se mêle à sa vie. Sa pratique éclate de vie. « Languages Pieces » est une œuvre aussi importante que le reste de son travail. C’est un point important à souligner. Ses « Language Pieces » nous semblent être une fantastique façon d’aborder son œuvre.

En quoi les œuvres de l’artiste résonnent-elles avec notre époque ? 

L.C.V. : La raison pour laquelle cela fait sens pour nous de montrer les œuvres de Lozano, pour la première fois ici en France, de même qu’elles étaient présentées en Italie pour la première fois, c’est que le contexte dans lequel que nous travaillons aujourd’hui n’est pas si différent de celui dans lequel Lozano travaillait. Aussi sa pratique, sa posture, sa démarche critique et sa radicalité sont toujours très pertinentes aujourd'hui.

Comment cette collaboration entre la Pinacothèque Agnelli et Pinault Collection a-t-elle été initiée ?

S.C. : Nous sommes très fières de cette collaboration qui a commencé de manière très spontanée. Lucrezia et moi avions commencé nos recherches sur Lee Lozano pour une exposition que nous planifiions d’abord dans notre institution, la Pinacothèque Agnelli à Turin. Au cours de ces recherches,  nous avons pris conscience  de l’importance et de la pertinence des œuvres détenues par la Collection Pinault pour notre exposition. Nous nous sommes donc adressées à la Collection Pinault pour les emprunter, en espérant vraiment pouvoir intégrer ces travaux à notre exposition. La Collection Pinault nous a répondu : « Fantastique, nous aimerions présenter votre exposition ici ». Mener des recherches sur une artiste, réfléchir à la façon de présenter son travail dans un lieu, tout en pensant en même temps à la façon de réaménager tout ce récit dans un autre lieu, est un véritable défi.

Cela nous a plongé dans le travail de Lee Lozano pendant si longtemps qu’aujourd'hui, nous sommes presque trop proches d’elle ! Nous avons du mal à prendre de la distance.  Mais cela nous a également permis d’envisager son travail sous différentes perspectives. Il est important de préciser que le travail de Lee Lozano n’est pas très présent en Europe. Ses œuvres n’avaient jamais été présentées en Italie et en France. Dans les deux cas, il s’agissait d’une première exposition.  Le livre que nous avons réalisé sur le travail de Lee Lozano est aussi le premier à comporter des textes en italien et en français. Nous aimerions que cette publication ne soit pas juste un catalogue d’exposition, mais aussi une anthologie, car elle contient une sélection de textes d’importants spécialistes. C’est vraiment une occasion de donner sa place à Lee Lozano dans l’histoire de l’art, afin qu’elle soit davantage étudiée.