« Luanda-Kinshasa », c'est quoi ?

Stan DOUGLAS Luanda-Kinshasa, 2013
Fermer © Stan Douglas Vue d'exposition David Zwirner, New York, 2014 Avec l’aimable autorisation de l’artiste et des galeries Victoria Miro et David Zwirner Photography by Jonathan Smith
Article
8 novembre 2021

« Luanda-Kinshasa », c'est quoi ?

Depuis la fin des années 1980, Stan Douglas explore à travers le film, la photographie et l’installation les conséquences de la reproductibilité des images sur la construction des imaginaires politiques au XXe siècle.

Temps de lecture
7 mn
Par Jonathan Pouthier,
Attaché de conservation au musée national d’art moderne – Centre Pompidou

« Depuis la fin des années 1980, Stan Douglas explore à travers le film, la photographie et l’installation les conséquences de la reproductibilité des images sur la construction des imaginaires politiques au XXe siècle. Réinvestissant les spécificités des procédés narratifs, ses œuvres tissent des systèmes de références traversées par des questions sociales, historiques et culturelles.

Dans son film Luanda-Kinshasa (2013), l’artiste canadien met en scène une session d’enregistrement au cours de laquelle dix musiciens, réunis autour du pianiste et compositeur américain Jason Moran, improvisent deux thèmes musicaux éponymes, Luanda et Kinshasa, dans lesquels fusionnent les influences musicales du jazz, du funk et de l’afrobeat. Dans un décor offrant l’illusion d’un lieu et d’une époque révolue, celui du légendaire studio new yorkais de la Columbia Records – surnommé The Church – au milieu des années 1970, l’objectif de la caméra évolue progressivement, cadrant distinctement chaque élément et chaque personnage de la composition. Reconstitué pour l’occasion, ce studio situé à Manhattan dans une église arménienne à l’abandon fut, de 1948 à 1981, le lieu de passage incontournable des plus grands musiciens et interprètes de la scène musicale américaine tels Miles Davis, Charles Mingus, Billie Holiday ou encore Aretha Franklin. Témoins de cette situation orchestrée par l’artiste, des ingénieurs du son, un photographe ou encore deux groupies occupent silencieusement l’arrière-plan pour renforcer le réalisme de la reconstitution. Reliés entre eux par des casques audios, les musiciens apparaissent séparément à l’écran, interagissant ainsi avec les autres membres du groupe laissés volontairement hors champ. L’absence de plan d’ensemble permettant de saisir la scène dans sa totalité renforce l’impression d’une composition visuelle morcelée dont l’unité ne peut s’éprouver qu’à travers la synchronisation des images et de la bande sonore. À la manière d’un « événement palimpseste », selon les termes de l’artiste, Luanda-Kinshasa fait de ce moment de création musicale un reflet fragmenté du contexte politique et social qui le conditionne. En plaçant côte à côte les noms de deux capitales africaines, le titre du film fait référence aux luttes d’émancipation anticoloniale et, également, au mouvement Panafricain.

En 1975, Luanda célébrait la libération de l’Angola du joug colonial portugais, alors que Kinshasa, en République démocratique du Congo (ex Zaïre), attirait l’attention internationale en organisant le célèbre combat de boxe, Rumble in Jungle, opposant Muhammad Ali à George Foreman. Attentif à la manière dont ces événements historiques et leur médiatisation ont imprégné le développement de la scène musicale new yorkaise, Stan Douglas formule à travers cette session d’enregistrement les enjeux d’une hybridation entre musique, culture populaire et histoire politique. En 1968, le cinéaste Jean-Luc Godard avait ouvert la voie avec son film intitulé One + One sur les Rolling Stones (distribué sous le titre Sympathy for the Devil) en énonçant les rapports profonds qui se nouent entre un genre musical populaire et la contestation sociale et politique. Adoptant le genre du reportage musical que constitue la répétition filmée expérimentée précédemment par Godard, Stan Douglas privilégie à son tour un principe d’observation et d’enregistrement en apparence linéaire et continu. Pourtant, cet effet de continuité de la performance à l’écran se révèle être un pur artifice : tel un arrangement multipiste, les interventions des musiciens, enregistrées séparément, ont été assemblées au moment du montage. Composée de onze séquences d’une durée similaire, la structure initiale du film est reséquencée au moment de la projection selon un système de permutations. À la manière d’un mixage sonore, cette logique de remontage épuise les diverses combinaisons possibles et convertit le film en une suite de variations ininterrompues déplaçant l’expérience du film vers celle de l’écoute. L’artiste emprunte à l’écriture musicale un principe opératoire qui lui permet d’élargir le cadre de la représentation. Face à la répétition des motifs visuels et sonores, le visiteur est invité à faire l’expérience d’une temporalité subjective ouvrant l’œuvre à différents degrés d’attention et d’interprétation. Au prétexte d’un événement fictif, une session d’enregistrement en studio, Stan Douglas compose au moyen de dispositifs technologiques, les strates d’un drame historique rejouant les rapports d’appropriations culturelles induit par une société de l’hypermédiatisation. »