« L'orage, ça dépend d'où on le regarde, si on en a peur ou si on est ébloui par sa beauté » Hicham Berrada

portrait d'hicham berrada
Fermer (c) Maxime Tetard
Interview
21 février 2023

« L'orage, ça dépend d'où on le regarde, si on en a peur ou si on est ébloui par sa beauté » Hicham Berrada

Dans le cadre de l'exposition « Avant l'orage » à la Bourse de Commerce — Pinault Collection, Hicham Berrada présente son œuvre « Présage ».

Temps de lecture
8 mn
Par Hicham Berrada,
artiste

Quelle expérience souhaitez-vous pour le visiteur qui découvre cette œuvre ?

C’est une vidéo de la série Présage, que j'ai commencée il y a maintenant un peu plus d’une douzaine d'années, et qui consiste en l'apparition d'un paysage dans un contenant, un bocal ou un aquarium. Souvent, dans l'ensemble de mon travail, je traite de paysages et à travers ce terme, il s'agit d'essayer de penser, de réfléchir à la place que l'homme a dans la nature ou la place qu'il pense avoir. J'espère que chaque visiteur aura une expérience différente qui lui est propre et qui est dépendante des paysages qu'il a vus auparavant, des sujets qui l'intéressent sur le moment et que cette installation soit une sorte de surface de projection ; qu'il puisse s'asseoir, prendre le temps de regarder et de penser à autre chose, d'une certaine façon.

 

La science vous inspire-t-elle ? Le bocal est tableau, le précipité une palette de couleurs ?

C'est un peu de la peinture, c'est un peu de la chimie, mais pas vraiment de la peinture et pas vraiment de la chimie.

Ce qui m'intéresse, c'est d'utiliser finalement cette méthode scientifique qui, pour moi, est plutôt une sorte d'attitude. C'est aussi d'observer un phénomène naturel, de noter, de pouvoir faire changer un paramètre et de continuer à observer, à noter et, petit à petit, se rapprocher de son sujet, de mieux le connaître. Cette méthode me permet d'enclencher une action, de me rapprocher des produits que j'utilise, de mieux les connaître, de ne pas forcément pouvoir les manipuler, mais les orienter de façon à créer quelque chose de pictural, se rapprocher de l'idée de peinture. Le plus important est qu'on n'est jamais face à une image fixe mais une image en mouvement. D'une certaine façon, il s'agit d'une peinture de paysage en mouvement, avec non pas une image finale, mais des formes en devenir, des formes qui se font. Et plus que d'assister à une image, c'est d'assister à la création et à la métamorphose de l'image qui m'intéresse. C'est plus proche de l'expérience que l'on peut avoir d'un paysage quand on le regarde longtemps : les nuages bougent, la luminosité change... Si on regarde un paysage qu'on aime bien à différentes saisons, les feuilles ne seront pas les mêmes. Les ruisseaux peuvent se tarir, la faune, la flore peuvent changer mais ça reste le même paysage, ça reste le même lieu.

 

La fugacité de la nature vous captive, pourquoi ?

Disons que je trouve qu'il y a énormément de poésie dans certaines formes et certaines choses comme les odeurs que la nature sait créer, ou les couleurs qui peuvent être souvent très éphémères comme celles d'une fleur. Et c'est souvent cette fragilité que je trouve très élégante dans ce que la nature sait créer. Je suis assez fasciné par le génie créateur que la nature peut avoir et toute la richesse de formes, qu'elle soit formelle ou… évoquée par des parfums, des couleurs, la lumière, qu'elle est capable de créer. C'est souvent une sorte de « main dans la main » avec la nature que j'essaye de créer, de ne pas partir de rien, mais observer des phénomènes naturels comme les peintres ont pu observer la nature pour la représenter, et essayer de comprendre intrinsèquement ce qu'il se passe au niveau des matériaux.

 

Pourquoi cette absence de l’être humain dans vos œuvres ?

L'humain n'est jamais présent. Il est présent tant qu'il y a des expositions, dans l'espace d'exposition, tant que le travail montré, l'humain le regarde.

J'aime travailler sur des temporalités, des échelles qui sont complètement différentes des nôtres et de permettre d'accéder à des sortes de réalités dont on n'a pas l'habitude. Et c’est cette ambivalence qui m'intéresse. J'aime qu'il n'y ait rien à quoi se raccrocher en termes de temporalité, d'échelle. Et de cette façon, l'humain qui regarde n'ait rien à quoi se raccrocher ou rien qu'il ne connaisse vraiment bien ; de façon à provoquer un sentiment flottant. Et une sorte de faculté visionnaire. Quand on est en territoire inconnu, d'une certaine façon, on est plus ouvert à projeter des choses que lorsqu'on reconnaît bien une taille, une échelle, des visages de personnes et que chacun puisse aller dans un ailleurs, mais un ailleurs qui lui est propre.

 

L’aquarium, le terrarium, reviennent dans vos œuvres, dans quel but ?

Les contenants que j'utilise sont d'abord en fait une nécessité. Un aquarium ou un terrarium (finalement, ce sont des boîtes avec des propriétés différentes) sont nécessaires pour pouvoir contrôler des conditions à l'intérieur. En soi, la nature, est un espace aux dimensions infinies et il y a cette nécessité de prendre, d’une certaine façon dans la nature, un élément, et de le ramener à l'atelier et au sein de cet atelier, de le mettre dans une boîte ou dans un lieu dans lequel les dimensions ne changeront pas. Et d'avoir une certaine stabilité dans le cadre permet ensuite d’apprécier ou de noter, de mettre en surbrillance, les changements qui peuvent occurrer.

C'est à la base une nécessité qui permet de reproduire plusieurs fois la même expérience ; de pouvoir, à l'intérieur d'un contenant fermé, choisir précisément quelle température il fait, choisir une pression, choisir différents paramètres qui sont comme des outils qui permettent de sculpter. Monter la température va avoir une incidence sur l'image, sur ce qui s'y passe ; descendre la température aussi. Dans certaines conditions, ajouter de l'humidité va directement influencer le développement de certaines plantes ou de certains phénomènes. Mais cette idée de boîte m'intéresse aussi dans le sens où elle est proche de l'idée de cadre en peinture ainsi que du cadre en vidéo. C'est souvent cette notion de cadre qui peut être pour moi une sorte de sujet en soi et qui m'intéresse beaucoup. Par exemple, la vidéo qui est montrée aujourd'hui, est la première vidéo que j'ai pu filmer avec ce format extrêmement étiré et qui permet, d'une certaine façon, d'autres possibles. En fait, le format va permettre l'utilisation de certains produits, de pouvoir jouer avec certaines temporalités qui sont complètement différentes pour moi, par rapport à la façon dont je composerai un cadre en 16:9. Je vais pouvoir activer des réactions qui vont être très lentes à un endroit, puis faire déplacer le regard à un autre endroit, l'occuper pendant que la réaction, extrêmement lente, va pousser, puis savoir que le regard à un moment va se lasser d'un certain mouvement.

Le fait de regarder, pour moi, une vidéo-projection 16:9, qu'elle soit sur un écran ou vidéoprojecteur, est extrêmement proche de la façon que l'on peut avoir de regarder la nature à travers une fenêtre. Dans l'histoire de l'art, il y a ce médium « peinture » qui a souvent été sur une toile et donc encadré, accroché au mur à une certaine hauteur et qui ressemble très fort à une fenêtre. Et je pense que cette position de regarder la nature à travers une fenêtre ou de regarder une peinture a conditionné le regard que l'homme a sur la nature et de se sentir un peu extérieur, protégé, à l'abri. Et c'est en cela que des formats comme celui qui est montré ici, avec une projection qui commence au ras du sol, permet selon moi de penser un rapport différent et quelque chose de plus immersif, quelque chose dans laquelle on est vraiment plutôt que quelque chose dont on est séparé.

Centrée
Hicham Berrada, Présage, 2018
Fermer Hicham Berrada, Présage, 2018

L’exposition s’appelle « Avant l’orage », qu’est-ce que l’orage vous inspire ? Qu’évoque-t-il en vous ?

Pour moi, c'est un titre qui fait penser tout de suite à une situation, à un lieu et à un moment. J'aime les choses qui projettent chacun dans un lieu et une certaine temporalité. « Avant l'orage » fait venir des images avec une sorte d'ambiance électrique, avec une sorte de luminosité qui change, qui baisse tout à coup. Ce sont des moments effrayants mais séduisants à la fois. Il y a, comme d'autres phénomènes météorologiques, quelque chose qui peut le rapprocher du sublime. Et c'est une notion que je trouve très belle, cette idée d'être face à quelque chose d'extrêmement beau, mais aussi de quelque chose d'extrêmement terrifiant et d'avoir presque peur de mourir en le regardant. Dans cette idée de l'orage, il y a quelque chose que je trouve très séduisante, les orages sont des tonnes d'eau qui sont suspendues dans le ciel, ce sont des choses qui peuvent aussi amener la destruction mais qui replacent l'humain comme quelque chose de tout petit et qui regarde la nature faire. 

L'orage, ça dépend d'où on le regarde, si on en a peur ou si on est ébloui par sa beauté.

Comment votre œuvre Présage s’inscrit-elle dans cette exposition ?

J'ai commencé la série Présage il y a maintenant un peu moins d'une quinzaine d'années. Elle consiste à à activer différentes réactions chimiques qui vont mener à la création d'un paysage à l'intérieur d'un contenant, un bécher ou un aquarium, Comme dans l'exposition, on est dans cette idée de bascule, de moments où on ne sait pas ce qui va advenir. On est entre fascination et toxicité. Présage, c'est quelque chose qui est assez proche. On peut le voir de différentes façons, mais on est face à des sortes de catastrophes. On est dans des environnements qui sont extrêmement toxiques où la nature est à l'œuvre, en mouvement, mais uniquement via des minéraux, rien de vivant, rien d'humain. Et, peut-être qu'en cela, c'est un environnement qui peut apporter sa brique à cette ambiance que cette exposition essaye de peindre.

 

Quel paysage voyez-vous en regardant Présage ? Quelle prémonition cherchez-vous à nous montrer ?

Il n'y a pas l'idée d'orienter une sorte de prémonition ou d'orienter vers quelque chose. Ce qui m'intéresse, ce sont les règles que j'ai mises en place et qui permettent d'avoir une sorte de surface de projection. Il n'y a rien à quoi se raccrocher en termes d'échelle, en termes de temporalité. C'est de la matière filmée, d'une certaine façon abstraite : ça ressemble à un caillou, à un arbre, à des herbes, à des coraux. La lecture en sera à chaque fois différente. Si on avait regardé cette vidéo il y a trente ans, on n'aurait pas eu le même rapport à l'écologie qu’aujourd'hui et dans trente ans, on en aura sûrement un autre. Dans ma méthode de travail, que ce soit dans la série Présage ou dans d'autres pièces, il y a beaucoup cette idée d'universalité qui m'intéresse, ce sont des images qui sont extrêmement universelles parce que c'est de la matière qui est filmée et ce ne sont pas des vues d'esprit. Ce sont des vues qui peuvent activer des choses dans l'esprit de chacun, parce qu'on est tous constitués de la même matière qu'on ne connaît pas forcément et il y a très peu de choses centrées uniquement sur moi. Il s'agit plus des méthodes qui me servent et qui, j'espère, servent aussi aux autres, mais sans jamais orienter ou dire quelque chose. En tant qu'artiste, je ne pense pas que je suis très légitime pour imposer ma vision ou pour dire ce que je pense d'une certaine façon. En revanche, je pense qu'une des choses que je peux faire, c'est de faire penser, et pointer le doigt sur quelque chose.

Ça fonctionne toujours mieux quand on finit par penser quelque chose de nous-même et on en fait tout le chemin.

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