L'interview d'Emma Lavigne

Emma Lavigne par Maxime Tetard
Article
25 janvier 2023

L'interview d'Emma Lavigne

« L'art contemporain, c'est ce qui nous parle ici et maintenant, c'est ce qui nous permet d'être plus humains dans le monde. » Emma Lavigne

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8 mn
Par Emma Lavigne

Comment habiter cette impressionnante architecture circulaire, comment programmer dans ce musée singulier ?

L'architecture de la Bourse de commerce est une architecture complètement atypique. On a presque envie de dire une architecture utopique. Le cercle, c'est une sorte de perfection. C'est véritablement une architecture qui impulse un mouvement, un mouvement pour de nouvelles idées et de nouvelles façons d'exposer l'art, et notamment l'art contemporain. Cette architecture propose, grâce à l'intervention absolument extraordinaire de Tadao Ando, un pont : un pont entre le passé et le présent, entre cette architecture absolument magnifique, un monument secret presque inconnu au cœur de Paris, et puis le béton, le béton qui, notamment depuis Le Corbusier (qui a beaucoup inspiré Tadao Ando) vient montrer que l'architecture, c'est aussi quelque chose de plastique qui peut être mis en mouvement.  C'est quelque chose qui permet d'accueillir toute sorte de dialogue avec une pensée résolument contemporaine. On n'est plus dans le musée classique de l'apparat, mais on est dans une expérience inédite, radicale. Qu'est-ce que c'est qu'un espace ?  

 

Comment les œuvres de la Collection occupent-elles ce lieu ? 

En ce qui concerne la Collection Pinault, il s'agit d'une expérience véritablement tournée vers des artistes qui viennent inventer, par le biais du médium exposition, une nouvelle façon de faire de l'art. On peut être dans le champ de la peinture, de la sculpture, de la photographie, du dessin. L'œuvre d'art se fait immersive, l'œuvre d'art se fait scène. Cet espace singulier vient proposer une nouvelle façon de faire l'expérience de l'art, une approche extrêmement sensible où finalement, c'est un espace d'expérimentation, et tout est possible.  On est très loin de l'espace du white cube, du cube blanc ou de la black box qui accueille par exemple des œuvres vidéo. À partir d'œuvres de la collection, il y a quelque chose de l'ordre de ce qu'on appelle en anglais un reenactment. Comment venir revivifier quelque chose qui existe déjà, le travail d'un artiste, une pratique qui vient confronter son œuvre à cet espace tout à fait inédit ? Tadao Ando a d'ailleurs souligné combien il vient régénérer cette architecture du 19ᵉ siècle. Je crois que pour les artistes que François Pinault souhaite inviter à la Bourse de Commerce, il y a quelque chose qui, confrontés à cette architecture singulière, fait qu'ils ont envie de réinventer aussi certaines de leurs œuvres ou en inventer d'autres. Il y a quelque chose d'absolument fascinant et extrêmement excitant dans la Collection Pinault. C'est ce que François Pinault appelle comme « une prise de risque ». On se lance dans la création contemporaine sans filet, on prend des risques. On ne sait pas toujours où les artistes vont nous emmener, et c'est en cela que la création contemporaine est certainement l’une des formes les plus passionnantes. 

« L'œuvre d'art se fait immersive, l'œuvre d'art se fait scène. »

Comment définiriez-vous la Collection Pinault, le regard porté sur notre temps dont cette collection témoigne ?

La collection de François Pinault est une collection qui n'est pas classique. C'est un homme qui a un regard très particulier. D'ailleurs, tous les artistes s'en rendent compte quand il vient visiter leur studio. C'est un regard qui vient véritablement au plus profond de ce qu'est une œuvre d'art. Il n'y a absolument pas de préjugés dans la façon dont François Pinault appréhende l'art. C'est un homme qui va aussi bien arpenter encore aujourd'hui les studios des plus jeunes que les ateliers des artistes avec lesquels il a noué des relations depuis plus de 30 ans et qui sont des artistes très reconnus de la scène internationale. Il y a toujours cette immense curiosité, cette très grande disponibilité du regard, cette empathie absolue pour le travail de l'artiste. Et puis j'ai envie de dire, une sorte de sincérité et je crois que ce qui fait la force extraordinaire de cette collection, c'est qu'elle continue à s'écrire au présent. Il y a quelque chose qui résonne au plus près de ce que l'on est en train de vivre. Comment une œuvre d'art vient prendre le pouls de l'ici et maintenant ? 

 

Comment partager ce regard si personnel, cette collection particulière avec le public ?

C'est une collection qui a été constituée dans une sorte de dimension complètement polyphonique. Il n'y a aucun académisme, mais au contraire, de nombreux fils qui montrent que l'art est quelque chose d'éminemment complexe. Ce n'est pas quelque chose que l'on peut mettre dans des cases. Il y a quelque chose de très fort entre le lien avec ce bâtiment de la Bourse de Commerce. Il y a quelque chose de l'ordre de différentes circulations que l'on peut emprunter pour aller au cœur des enjeux de l'art contemporain. Il y a de nombreux cheminements, de nombreuses bifurcations. On n'est pas dans une seule vision de l'art, mais dans quelque chose de polyphonique. Pour qu'il y ait une polyphonie, il faut qu'il y ait un chef d'orchestre, et c'est François Pinault qui est le chef d'orchestre de cette collection qui nous emmène dans toutes sortes d'harmonies ou de dissonances dans l'art contemporain. 

 

L’art contemporain, ça commence quand ? On est « contemporain » pendant combien de temps ?

On a souvent raconté que l'art contemporain commençait après la Seconde Guerre mondiale et surtout à partir des années 1960. Mais le curseur de l'art contemporain n'a de cesse de varier et de venir réinvestir des temps plus anciens. L'art contemporain était né de la modernité, qui était née avec les avant-gardes. La peinture était presque un médium qu'il fallait bannir, oublier. Tout à coup, en repuisant dans la peinture plus ancienne, il y a de nombreux artistes qui remettent ce médium peinture au goût du jour, comme si la peinture était ce langage absolument universel. Ce n'est plus une question de date, ce n'est plus une question de vocabulaire ou de médium. L'art contemporain, c'est ce qui nous parle ici et maintenant, c'est ce qui nous permet d'être plus humains dans le monde. L'art contemporain a cette capacité immense de nous donner des clés pour comprendre le monde dans lequel on vit aujourd'hui.

« L'art contemporain a cette capacité immense de nous donner des clés pour comprendre le monde dans lequel on vit aujourd'hui. »

Quelle a été votre première rencontre avec une œuvre d’art ?

La première rencontre avec une œuvre d'art, je pense que j'étais vraiment, vraiment petite. Je pense que je devais avoir deux ou trois ans et c'était une rencontre avec une œuvre jaune, une œuvre qui s'appelle Pénétrable de Soto. C'était à la Fondation Maeght. Il faisait beau, c'était l'été, j'entendais les cigales, et là, tout à coup, c'était une œuvre que l'on pouvait toucher. C'était une œuvre dans laquelle on pouvait rentrer et j'avais l'impression d'être complètement transpercée par les rayons du soleil. Cette expérience très très immersive de l'art, d'un art dans lequel on peut rentrer, a certainement généré cette passion pour l'art que j'ai eue dès mon enfance et cette envie de partager l'art avec un public non averti autour de ce qu'on appelle des installations. On peut évidemment contempler un tableau, mais on peut aussi rentrer en immersion dans ce qu'on appelle une installation ou dans une exposition. Quand on est dans une œuvre, on se sent plus présent, autant contemporain, mais on peut aussi s'échapper, on peut aussi bifurquer, on peut aussi rêver, se réinventer. Donc la façon dont les artistes, à travers leurs œuvres ou à travers des expositions, nous permettent une expérience complètement inédite d'un nouvel espace-temps, est quelque chose qui me passionne. L’art doit pouvoir parler à tout un chacun. 

« Quand on est dans une œuvre, on peut aussi s'échapper, on peut aussi bifurquer, on peut aussi rêver, se réinventer. »