Les frères Bouroullec : «Le métier de designer est un métier d’empathie.»

Ronan et Erwan Bouroullec
Interview
11 janvier 2021

Les frères Bouroullec : «Le métier de designer est un métier d’empathie.»

François Pinault a confié la conception de l’ameublement de la Bourse de Commerce à Ronan et Erwan Bouroullec, qui signent aussi l’aménagement du restaurant. Les deux designers bretons ont également conçu le mobilier des abords du bâtiment, sur son parvis, un périmètre désormais rendu piéton.

Temps de lecture
15 mn
Par Bourse de Commerce

Quelle a été la commande pour les abords de la Bourse de Commerce ?

Il s’agissait de concevoir le mobilier prenant place dans la rue étroite qui entoure la Bourse de Commerce et d’aménager le parvis du bâtiment, face à son portique d’entrée, ouvert sur la rue du Louvre. Sur ce périmètre, nous devions parvenir à signaler, à la fois élégamment et efficacement, la présence d’un nouveau lieu, tout en permettant aux promeneurs et aux passants d’y flâner en toute liberté et de se reposer un instant. Comme cela est indispensable aujourd’hui, il nous fallait aussi protéger le parvis.

Comment avez-vous abordé cet espace urbain et conçu le mobilier ?

Il est ardu d’aménager une place pour répondre en finesse à toutes ses fonctions, même les plus banales, comme par exemple attendre quelqu’un. Nous souhaitions créer un appel, faire un signe pour dire aux passants qu’un lieu s’est ouvert. Il fallait aussi rendre l’espace confortable en le protégeant du flux de la rue, en créant des assises, tout en laissant la place de circuler, de s’y tenir, de le traverser. Tout cela en proposant un aménagement de qualité, mettant en œuvre des formes simples, dans des matériaux robustes et élégants à la fois. En réponse, nous avons créé un système à base de bancs tubulaires en cupro-aluminium, un alliage de cuivre et d’aluminium résistant à la corrosion comme à l’usure, avec le même aspect que le bronze et de roches de bronze. Nous avons assemblé des lignes horizontales et verticales au moyen de formes « rotules », de piétements... Les tubes sont posés en courbe, horizontalement, devenant des bancs qui soulignent le cercle de la rue autour de la Bourse de Commerce ; puis ils s’élèvent pour devenir des mâts porteurs d’oriflammes, signaux postés dans la rue et sur le parvis. Bancs et mâts sont articulés entre eux par des rochers couchés, que l’on peut escalader, sur lesquels on peut s’appuyer, s’asseoir aussi... Ces formes sont à la fois animales et minérales, des sortes de pierres-bêtes, et vont se patiner, tendant vers le brun. C’est un système très simple. Nous avons voulu une présence délicate pour magnifier ce bâtiment ; il n’y a pas besoin de grand-chose, si ce n’est d’une grande qualité pour ces quelques éléments.

« Avec douceur, avec élégance, sans trop de tapage. »

Portrait des Bouroullec

Que voit-on en arrivant face au monument ?

Lorsque l’on regarde la façade de la Bourse de Commerce depuis la rue du Louvre, on peut y voir un banc, sur lequel se glisse une « roche », servant de prise à un mât vertical, porteur d’un drapeau sans motif, sans armes, dont l’effet est presque liquide, miroitant. La couleur et la matière de cette oriflamme métallisée jouent avec la lumière. C’est ce caractère insolite qui émet un signe inédit. Cette tonalité métallique et cette finition bronze sont aussi très parisiennes, car beaucoup de monuments possèdent des sommités dorées à Paris : les grilles des parcs, les statues, mais aussi l’or des dômes, du pyramidion de la place de la Concorde... Tout cela joue si bien avec la blondeur de la pierre calcaire de l’Oise, avec laquelle une grande partie de Paris est construite, dont la Bourse de Commerce. Ce reflet léger, apparition mouvante, est visible de loin, mais avec douceur, avec élégance, sans trop de tapage. Une girouette accompagne le mouvement du drapeau. Cet élément tournant joue avec le vent, les éléments. Ceux qui attendront leur rendez-vous sur le parvis pourront y tromper leur ennui, y loger leurs méditations, pourquoi pas ?

Ensuite, l’allée piétonne se poursuit de chaque côté de la Bourse de Commerce, en demi-cercle : le banc tubulaire crée un nouveau cercle autour de l’anneau déjà formé par le bâtiment autour du cercle intérieur du cylindre d’Ando. Tout cela s’étend, s’étire et se diffuse comme un rond dans l’eau, en cercles concentriques. Le nouveau pavage de granit de la rue piétonne accompagne cette forme.

« Tout cela s’étend, s’étire et se diffuse comme un rond dans l’eau. »

 

L’hospitalité est importante à la Bourse de Commerce. Comment y avez-vous contribué ?

La nouvelle Bourse de Commerce, c’est un jeu de contrastes, de rebonds entre les époques, entre les choses les plus situées, les plus ancrées dans un temps, presque un « goût » – comme les moulures, les décors, les pavements et les boiseries du 19e – et les éléments intemporels, abstraits – comme la pierre, le béton, le verre, la lumière, le cercle... Il fallait déjà ne pas « décorer » ces espaces, ne pas gêner cette union des contrastes – juste l’accompagner.

Tout commence dans le vestibule, un hall d’entrée au style Troisième République, dans lequel se dresse un sas technique (pour la protection thermique et la sécurité) conçu par Tadao Ando. Nous y avons dessiné un premier lustre. Puis, le visiteur pénètre dans le Salon qui s’ouvre sur la droite. Ce n’est pas une billetterie, ce n’est pas un hall, c’est un vaste espace d’accueil, très hospitalier, généreux, sans autre fonction que d’être un salon, un espace de rencontre. Le public n’y est pas poussé à filer vers sa visite. Au contraire, il pourra s’y asseoir, s’y retrouver, consulter un ouvrage ou le programme, s’y renseigner. Il fallait accompagner cette intention, ce ralentissement du rythme, cette attention portée au visiteur. Sans toutefois verser dans une atmosphère d’hôtel, bien souvent convenue. C’est par l’attention aux sons que nous avons abordé́ cela. L’absorption des chocs, des sons, procure un confort immédiat.

« Ne pas “décorer” ces espaces, ne pas gêner l’union des contrastes. »

Au sol, des tapis à la trame floue et abstraite couvrent le terrazzo, puis ce même tissage vibrant se trouve tendu sur des plateformes minimales, des banquettes aux proportions élargies, discrète prouesse technique d’aluminium anodisé, développées sur la base de l’une de nos gammes d’assises éditée par Cassina. Puis, on s’élève encore et on trouve quelques grandes tables – de même construction que les banquettes – où l’on peut s’installer, avec les assises qui les jouxtent. Donc, on passe du minéral, d’un sol dur, froid, sonore, à un univers plus enveloppant, chaleureux, feutré. Ce n’est pas si simple de conserver nouveauté et radicalité dans un salon, d’envelopper, de conforter sans être ostentatoire, tout en restant inflexible sur la qualité des matières, des trames.

Tout se joue sur ce paysage textile, sur la hauteur de ce paysage. Le sol s’élève, comme un trompe-l’œil, pour couvrir des assises et constituer des plans, des tatamis, pour finalement créer un continuum vibrant. Le tissu des tapis et des banquettes est développé pour la Bourse de Commerce avec une manufacture qui travaille sur d’anciens métiers Jacquard, dans le nord de la France. Ce tissage est robuste, sec, d’une magnifique et noble rusticité. Son motif est abstrait : ce sont des écorces de sous-bois, un sol de mousses, des lichens sur un rocher de schiste... Il a un côté́ très pictural, impressionniste dans l’apparition des couleurs, ce n’est pas un motif que l’on définit, le motif n’existe plus. Il devient organique, flou, il arrive par touches, dans un bouillonnement savant de fils tirés sur une trame volontiers un peu sèche, aux teintes profondes.

Puis on entre dans le Passage, un espace large comme un passage parisien, qui sépare le cylindre contemporain de la façade ancienne. Qu’avez-vous imaginé pour ce lieu ?

Sous la Rotonde, dans ce Passage, nous avons voulu proposer une atmosphère de promenade, avec la nouvelle collection « Cord », développée avec Artek et présentée pour la première fois à la Bourse de Commerce. Il s’agit d’une chaise, très simple, en tubes d’acier : dans les tubes passe une corde de bonne épaisseur qui, tendue, crée un dossier avec un confort assez dynamique. Suivant la même idée, nous avons également développé une banquette. Les chaises seront disposées, éparses, dans le Passage comme dans les allées d’un jardin. Et nous les retrouverons, avec les bancs de même facture, parfois sur des paliers et dans d’autres espaces de transition du musée.

Et pour le repos, au cours de la visite, dans les espaces d’expositions ?

C’est une continuité des meubles qui ont été développés spécifiquement pour le Salon. Nous retrouvons, sur les paliers et dans les espaces d’exposition, des banquettes en aluminium anodisé (Cassina) couvertes d’un tissu noir et gris, neutre, pour se faire oublier face aux œuvres. Enfin dans les escaliers du 19e siècle, eux même assez larges et imposants, nous avons pu créer des lustres monumentaux, d’une quinzaine de mètres de hauteur. Il s’agit de luminaires développés avec Flos spécifiquement pour la Bourse de Commerce, sur l’idée d’un objet industriel très raffiné, d’une lanterne sertie, un verre soufflé finement encagé de métal.

Enfin dans le restaurant de la Bourse de Commerce, quelle sera l’atmosphère que vous avez imaginée avec Michel et Sébastien Bras ?

C’est un autre univers, mais qui doit s’inscrire dans la continuité de l’expérience proposée au visiteur de la Bourse de Commerce, sur laquelle veillent aussi Lucie Niney et Thibaut Marca, de l’agence NeM Architectes, avec lesquels nous avons travaillé. Depuis la salle du restaurant, on découvre la ville, une vue inédite sur Saint-Eustache, sur la Canopée et, au-delà, sur le Centre Pompidou et sur Paris. Notre sujet ici était de maîtriser et de magnifier la lumière, qui pénètre partout car nous sommes sous les toits, au troisième étage, sous une arête de lumière zénithale. De plus, la personnalité de Michel et Sébastien Bras, venus de l’Aubrac, épris – comme François Pinault – de simplicité, de radicalité, de modernité, nous a conduits à porter attention à la qualité atmosphérique. Souvent, le confort est associé à l’ornement, à l’épaisseur, à l’opulence et à ses signes parfois ostentatoires. Mais pour nous, comme pour François Pinault et la famille Bras, c’est dans une heureuse matérialité, une robustesse, dans la qualité, la netteté, parfois même dans le dépouillement, que se trouve ce confort de l’esprit comme du corps. Une fois de plus, c’est dans la présence des textiles (tapis, assises, parois, etc.), à travers l’absorption des sons et le filtrage de la lumière, que cette paix s’établit.

« C’est à travers l’absorption des sons et le filtrage de la lumière que la paix s’établit. »

Au sol, un tapis sec, à la trame contemporaine, floue et abstraite, comme élimée, passée, accueille les pieds du client. Pour le mobilier, nous avons choisi le fer forgé d’une collection préexistante, adaptée pour la Halle aux Grains (développée avec Magis). On retrouve ce fer battu, presque noir, pour les lampes, les tables, les assises, au confort fait de laine feutrée grise (chaises, fauteuils et bancs). Pour adoucir l’espace, atténuer les sons et maîtriser la force de la lumière, nous avons aussi imaginé des parois textiles, légères, en guipures issues de la haute couture. Nous les avions utilisées pour une exposition il y a quelque temps et les développons ici pour la première fois dans un lieu public. Il s’agit de toiles fines et brodées, traitées afin d’en faire ressortir la trame, très graphique. Ces claustras textiles scandent l’espace de la grande salle, permettant de nuancer l’atmosphère lumineuse. Enfin, des pièces de verrerie fabriquées spécialement en Italie, dans la région de Venise, ponctuent l’espace, dans les verts et les bruns, teintes qui évoquent l’eau et parachèvent de quelques rebonds de lumière cette ambiance douce et feutrée.

Installation du drapeau dessiné par Ronan et Erwan Bouroullec