« Ce qui m'intéresse le plus, ce n'est pas le geste, mais le devenir du geste. » Anri Sala

Portrait Anri Sala
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Interview
10 octobre 2022

« Ce qui m'intéresse le plus, ce n'est pas le geste, mais le devenir du geste. » Anri Sala

Pour clore l’accrochage intitulé « Une seconde d’éternité », Anri Sala investit plusieurs espaces de la Bourse de Commerce, avec certaines des pièces emblématiques de son œuvre.
Découvrez l'interview de l'artiste Anri Sala.

Temps de lecture
12 mn
Par Anri Sala,
Artiste

Le son de vos œuvres – la Pathétique, le Quatuor pour la fin des temps… - invite à des pensées plutôt sombres, non ?

Ce qui est sombre c’est l'Histoire que ça convoque. Parfois, c'est l'Histoire en plan large, parfois c'est l'histoire en plan plus serré. 1395 Days without Red fait revivre ce qu’était le siège de Sarajevo. Une femme - jouée par Maribel Verdu - traverse la ville et ce qui était appelé à l'époque Sniper Alley, pour se rendre à une répétition d’orchestre de la Philharmonie de Sarajevo qui n'a pas arrêté, ni de répéter, ni de donner des concerts pendant ce siège qui fut le plus long siège de l'histoire moderne. Le plan large, c’est la situation géopolitique qui percute la vie des gens. En plan serré, c’est la vie du personnage, en l'occurrence de cette femme. À travers elle, à travers sa respiration, cette histoire individuelle s'imprime dans la pièce de musique, particulièrement le premier mouvement de la Pathétique de Tchaïkovski en en dérèglant les « tempi ». La respiration est saccadée par l’émotion, le danger, par la course, par la reprise du souffle, en allant même à impacter les fredonnements de la musicienne qui répète l’air dans sa tête tandis qu’elle progresse dans la ville. Soudain, on découvre une nouvelle Pathétique, imprégnée par les « tempi » de l’actualité si l’on peut dire. 

Pour Time No Longer, une partie de l'inspiration vient du Quartet pour la fin du temps de Messiaen. Plus précisément de l'Abîme des oiseaux, réarrangé pour deux instruments, c'est-à-dire pour la clarinette - l'instrument d'origine - et pour le saxophone. Le saxophone renvoie à l'histoire tragique de Ronald McNair, qui était l’un des premiers astronautes afro-américains mais aussi un excellent saxophoniste. McNair avait pour projet de réaliser le premier enregistrement professionnel d’un instrument de musique dans l’espace à l’occasion d’une mission de la Navette Spatiale Challenger. Malheureusement, ce projet est resté une intention, McNair faisait partie de l’équipage qui était à bord de la navette lorsqu’elle a explosé juste après son décollage, le 28 janvier 1986… Dans Time No Longer, il y a également un intervalle entre deux voix, comme dans 1395 Days without Red où il y a un écart entre le personnage et l’orchestre : tous deux sont continuellement synchrones et asynchrones par rapport à la situation, dans cette ville, face au danger. Dans Time No Longer, clarinette et saxophone s’accompagnent, sans produire un « duo ». Ils sont plutôt le fantôme de l’autre. Il y a aussi l'idée d'être captif. Lorsque Messiaen a composé cette pièce, il était soldat français prisonnier de guerre des Allemands. Il a écrit ce quartet en captivité, pour quatre instruments en relation à ses trois codétenus, jouant lui-même le piano. Ce sont ces profils singuliers qui l'ont amené au choix des instruments. Cette pièce est sans doute la plus célèbre jamais composée dans un tel contexte. D’une certaine manière, McNair a lui aussi été captif d’une situation de déploiement et de contrôle scientifique extrême, mais également d’une condition de très grande fragilité. Et son intention d’enregistrer cette pièce dans l’espace n’a pas pu se réaliser. C’est comme si cette intention était restée dans les limbes, quelque part entre la terre et le ciel, dans un purgatoire construit par l'homme. Time No Longer puise dans cette présence spectrale et cette intention suspendue, captive.

Votre inspiration musicale est très éclectique, des Clash à Tchaïkovski. Qu’est-ce qui unit tous ces sons, et que cherchez-vous avec le son ?

Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont le son peut être imprégné par le réel, la manière dont ces pièces qui existent de longue date, ces chefs-d’œuvre représentant leurs époques – bien que leur caractère soit souvent avant-gardiste – peuvent alors s’imprégner de, ou se voir altérer par des événements historiques qui leur succèdent. Pour l’œuvre Ravel Ravel par exemple, je voulais créer un espace « entre » qui surgit de la distinction entre deux performances simultanées du Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel, et réside dans l’intervalle entre leurs tempi respectifs. Cela produit un paysage d'intervalles qui grandissent, se réduisent, des syncopes, des moments qui n’ont pas été écrits par Ravel, mais qui sont rendus possibles par son écriture. Ce sont des potentiels du Concerto, que je devine, et partant de cette intuition, s’en suit une réinterprétation de la pièce, comme si je l'accompagnais vers son futur, vers notre présent. En chemin, il y a des phénomènes musicaux qui surviennent, font écouter et ressentir des formes de musique bien postérieures au Concerto de Ravel : par exemple certains moments un peu jazzy ou bien des syncopes déhanchées qui rappellent les compositions de Steve Reich... Je considère la musique comme un corps : un fossile, fermé, à apprécier tel qu'il est, mais aussi un organisme vivant, qui respire, qui peut s’ouvrir, et permettre de ressentir des choses qui n'appartiennent pas au passé, mais bien au présent. 

« Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont le son peut être imprégné par le réel. »

Quel est votre rapport personnel à la musique ? Vous décalez, dérégulez, adaptez des pièces musicales dans vos œuvres, est-ce une manière de composer ?

Mon rapport avec la musique s’établit à travers mon travail ; je n’entretiens pas d’autre rapport plus personnel ou parallèle avec la musique. Il s’agit de composer avec le temps, réarranger sa perception à travers un décorticage musical. La musique permet ainsi de réarticuler le temps avec l'espace, produire de nouvelles perspectives, de désaxer un peu le rapport qu'on a avec les images, de ne pas produire de géographies symétriques, de trouver d'autres façons d'approcher ou de traverser une pièce, une projection, un film.

Pourquoi filmez-vous beaucoup les mains, les gestes ?

Souvent je me suis intéressé à l'élan qui amène le geste, à la possibilité de capter ce qui le précède. Comme par exemple, dans Long Sorrow (2005), le film dans lequel joue Jemeel Moondoc, un saxophoniste de free jazz qui improvise, accroché à l’extérieur d’un appartement, au 18e étage d’un immeuble d’habitation à Berlin. On y voit à peine le saxophone, mais on ressent sa respiration, l’effort de ses joues, le froncement de ses sourcils, on voit les notes arriver. Ce qui m'intéresse le plus, ce n'est pas le geste, mais le devenir du geste. Cela vient aussi d'un rapport compliqué que j’entretiens avec le langage, avec la parole comme forme de communication. Mon premier film s’appelle Intervista (1998), et le langage y prend une place importante. C’est cette première réalisation m’a mis en garde vis-à-vis du langage et de son opacité. De cette réserve vient sans doute mon intérêt pour la musique : c’est une forme de communication beaucoup plus implicite et transparente. En prenant des distances avec la parole, je me suis approché du geste, de ce qu’il annonce : un coude qui devient un coup d'archet, une respiration qui devient un fredonnement plutôt qu’un simple coup d'archet ou un fredonnement…

« Ce qui m'intéresse le plus, ce n'est pas le geste, mais le devenir du geste. »

Que raconte Nocturnes (1999) ? Qu’avez-vous cherché à dévoiler avec la juxtaposition de ces deux vrais / faux personnages dont vous recueillez le témoignage ?

Nocturnes vient tout de suite après Intervista, cela suit la piste de quelque chose que je n'aurais pas pu nommer à l'époque mais que, depuis, avec la distance, je peux formuler : les intervalles. Si dans Intervista l'intervalle, c'était celui qui se révélait entre ma mère et mon pays dans son passé et ma mère et le pays dans le présent, dans Nocturnes, cet intervalle est celui qui s’établit entre les deux personnages qui sont entre le réel et la fiction parce qu’ils ont justement invité la fiction dans le réel. C’est cela qui m'intéressait. Comment au-delà de ces mondes, réels et fictionnels, l’histoire de l’un résonne-t-elle avec la vie de l’autre ?

Quel statut donnez-vous à vos œuvres ?

Je les nomme toujours « les pièces ». Après, tout dépend de la façon dont elles s'intègrent dans un espace ou dans une exposition. La façon dont j'intègre mes pièces dans une exposition personnelle diffère beaucoup de la façon dont elles sont montrées dans une exposition de groupe, à travers le regard d’une ou d’un commissaire. Mes œuvres sont un peu comme des objets qui se développent dans le temps. Pour celles qui se matérialisent par des films, je travaille de manière organique sur la nature des boucles, c'est-à-dire que les films tournent en boucle comme la platine dans Time No Longer fait des rotations. En présentant mes œuvres dans un espace donné, je cherche à produire une sensation d’apesanteur, en jouant avec les suspensions ou variations entre les films et les visiteurs. Cela crée des attractions, mieux que des rejets, je dirais des « relâches », à la fois entre les films, mais aussi entre les films et les visiteurs.

Vous parlez de « perspective non visuelle » pour vos œuvres, pouvez-vous nous en dire plus ?

Ce qui me captive, c'est ce que l’ouïe donne à voir. J'ai développé certains parcours d’exposition où le visiteur traverse à la fois l’espace et les films viennent également vers le visiteur, annoncés par un son venant de loin. Au fur et à mesure que leurs récits se développent et traversent l'ensemble de l'espace d'exposition, les visiteurs sont invités soit à se promener avec les vagues consécutives produites par l’itinérance des images, soit à assister à leurs projections depuis des positions fixes. 

Cette idée m’évoque la chorégraphie acrobatique des touches du clavier dans Take Over. Dans cette installation, on voit – sur deux écrans différents – un piano qui joue tout seul et un pianiste. Il s’agit d’un piano disklavier capable de jouer les notes et d'utiliser les pédales sans opérateur humain. Le piano peut mémoriser un morceau joué par un pianiste et le rejouer à l'identique. Take Over instaure l’intervalle entre l’instrument qui joue et l’homme qui joue, tout en prenant également pour sujet l’histoire commune et parallèle de deux airs célèbres : l'Internationale et La Marseillaise. Au début du film, le clavier entier du piano joue un cluster - du mot anglais « groupe » ou « grappe » de sons. Ce cluster en devenir, c’est la mélodie qu'on va deviner bien plus tard dans le film. Cette grappe de notes devient la mélodie. Il y a presque là une approche sculpturale qui permet de saisir tout le potentiel du paysage sonore. Et peu à peu, de cette grappe, des notes tombent… jusqu'à ce que se dévoile la mélodie... Et la façon dont cette composition prend son temps, s’étire entre les gestes du musicien, de l’humain, et les phrasés de l’instrument, disons de la machine : c'est une façon de naviguer, de sculpter, de dégager des notes comme on dégage une forme jusqu'à ce que quelque chose et un lien apparaissent. D’ailleurs, les paroles de l'Internationale de 1871 étaient initialement mises en musique sur l'air de La Marseillaise, jusqu'à ce que sa propre musique originale soit composée en 1888. Cette parenté musicale révèle une affinité symbolique d'antan. Dès le début, les deux hymnes ont subi des changements majeurs dans leurs connotations politiques : de la révolution, la restauration, le socialisme, la résistance et le patriotisme, à des associations supplémentaires avec la colonisation et l'oppression dans la seconde moitié du 20e siècle. À ce jour, leurs significations restent en mouvement, car les deux chansons continuent d'être réappropriées.

Que vous évoque le thème « Une seconde d’éternité » ?

Ce titre m’évoque une approche, une pensée, qui postulent que le passé, le présent et le futur, ne se succèdent pas nécessairement. L’un peut être la « ritournelle » de l’autre. En politique, on parle de cycles de répétitions, de tragédies qui deviennent farces, alors qu’en musique lorsqu’une mélodie revient, on est alors conscient qu'on a déjà entendu cet air, mais on a aussi conscience qu'on n'est plus là, à l’endroit où on était lorsqu’on l'a entendu la première fois, ou du moins plus à la même place dans nos têtes. On dérive de nos chronologies rationnelles. Cette « seconde d’éternité » me fait davantage penser à une seconde de devenir. 

Quel rapport entre le son et le temps ?

La question est plutôt quel est le rapport entre le son et le moment présent. Par exemple, les neurosciences ont montré que le moment présent dans la musique est bien plus long que le moment présent dans la parole ou dans le langage. Avec le langage, notre cerveau est capable de faire la différence presque instantanément entre quelque chose qu'on vient d'entendre, quelque chose qu'on est en train d'entendre, et quelque chose qu'on anticipe – comme la fin d'une phrase par exemple. En musique, cela peut s’étirer jusqu'à 7 à 8 secondes, on reste donc dans un continuum du moment présent. La musique a ce potentiel de prolonger cet « ici », où tous les sens sont vigilants : alertés, ils vont collaborer différemment, se contredire, nous surprendre… Le son, la musique, sont comme des rails du temps, une architecture du temps : la musique compose le temps, permet de le déplier dans l'espace. Le son nous pousse à percevoir le passage du temps lorsqu’on a tendance à ne plus le sentir, ou bien le contraire, il nous fait oublier le passage du temps lorsqu’on a tendance à en être trop conscient…

« La musique a ce potentiel de prolonger cet « ici », où tous les sens sont vigilants : alertés, ils vont collaborer différemment, se contredire, nous surprendre… »

Quelle relation souhaitez-vous instaurer entre les spectateurs et vos œuvres, comme Time No Longer par exemple, présentée ici en France pour la première fois ?

C’est une question d’échelle, une façon de sculpter l'expérience qu'on a de quelque chose. L’échelle qu'on choisit produit des effets plus ou moins physiques. Pour la présentation de Time No Longer à la Bourse de Commerce, le rapport à l'échelle de la Rotonde est clé. La forme circulaire du bâtiment, du cylindre dans le bâtiment, de la coupole, tous ces cercles accueillent la forme du vinyle, la rotation même de la platine qui n'arrête pas de s'éclipser pour revenir, en boucle… Je pense que cela va produire une expérience pour le visiteur, quelque chose qui prend au ventre, là où l’on ressent les variations de gravité. Il s’agit sans doute de la première région du corps où l’on sent une fuite de gravité, une perte d'équilibre… J'aimerais que cela produise un paysage, une zone, une géographie où les règles vont être rebattues… À travers Time No Longer, j’espère que le visiteur sentira différemment la présence de son corps dans l'espace, quelque part entre le vinyle qui flotte face à lui et la coupole qui flotte au-dessus. 

Regarder et écouter ce vinyle, voir tourner cette platine, le saphir se poser, redécoller… Tout cela dans l’orbe de la Rotonde, dans un dialogue avec le panorama peint autour, va transformer l’expérience de cette œuvre. Il y a dans cet espace très singulier, et plus qu’ailleurs, un rapport au paysage et à la géographie : la représentation du Monde peinte dans cette rotonde est une image très datée, elle véhicule clairement l’idée d'exploration et d'exploitation. C’est le même rapport qu’on entretient aujourd’hui avec l'Espace, je veux dire le Cosmos : une curiosité qui est celle de l'exploration, très vite rejointe par un désir d’exploiter. Pour Time No Longer, on reste uniquement dans un rapport de paysage car le film quitte très tôt la géographie, dès le début au lever du soleil, pour la retrouver à la toute fin, avec le coucher du soleil. C’est les moments où l’on voit l'horizon terrestre. 

Comment avez-vous appréhendé le cycle des 24 vitrines autour de la Rotonde ?

Cette question de la géographie, cette présence du grand panorama peint dans la Rotonde, nous amène en effet vers le projet développé pour les vitrines du passage : une série qui fait dialoguer des gravures du 17e et 18e siècles avec mes dessins en couches d’encre et de pastels. Ils sont accrochés en diptyques. Cela s’inscrit historiquement dans l’obsession de la description, une intense curiosité pour le monde et les formes du vivant, une phase qui fait cohabiter une vive curiosité avec une prédation tout aussi vive, un attribut inhérent du colonialisme. Dans ces gravures, ce sont les espèces décrites qui se plient à l’exercice de la « description », c’est la loi du cadre qui prévaut : c’est ce que l’on appelait le cadre de référence. Une façon de comparer les espèces nouvellement rencontrées lors de ces voyages de découverte et de conquêtes. Pour représenter une espèce à l'intérieur de ce cadre, il fallait anatomiquement la « plier », en allant parfois au-delà des possibilités anatomiques de l'espèce représentée. En regard de chacune de ces gravures, j’ai fait le même exercice avec des cartes de pays, de territoires... J’ai fait « entrer » ces géographies, ces entités géographiques et géopolitiques, dans un même cadre. Plier ces territoires, fait apparaître une tension, en tout cas, une fiction de tension. Ailleurs des lignes droites héritées du passé colonial, séparant des pays d’Afrique ou bien certains états des États-Unis ou en Australie, se courbent, faisant écho à la grande peinture de la coupole où le monde entier est plié, soumis, à cette représentation, à ce cadre. Cela produit une mise en abyme dans l'exposition, une « expo dans l'expo ». Les vitrines, comme des aquariums ou des cabinets de curiosités, semblent appartenir à un autre espace, à une autre temporalité, celle de la Bourse de Commerce lorsqu’elle a été construite, celle du monde qu'on explorait, qu'on exploitait. 

Un conseil à donner au visiteur ?

Le visiteur doit pouvoir aborder les œuvres sans forcément tout connaître, se laisser porter, accepter, expérimenter légèrement des moments de perte de la gravité quotidienne. C’est un lâcher-prise en quelque sorte. Il lui faut laisser à l’expérience le temps de construire. Ces œuvres ne sont pas là pour être vues comme des contenus, mais plutôt pour cultiver à l'intérieur de chacun ce potentiel d'intervalle, ce décalage, de perte d’équilibre. Je pense que si ces œuvres parvenaient à cultiver cela, si elles invitaient à ne pas être tout le temps on the beat, toujours en rythme, en synchronisation permanente de ce qui nous est donné à voir ou à écouter, ce serait déjà quelque chose. Si je devais prodiguer un conseil, ce serait cela : cultiver ce rapport de syncope à l'intérieur de soi-même.