Autour d'Annlee

Dominique Gonzalez-Foerster Ann Lee in Anzen Zone, 2000
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Article
12 juillet 2022

Autour d'Annlee

Annlee est un cas à part dans l’histoire de l’art. Cette jeune fille, personnage d’Anime, est une adolescente aux grands yeux vides et aux cheveux violets.

Annlee est un cas à part dans l’histoire de l’art. Cette jeune fille, personnage d’Anime, est une adolescente aux grands yeux vides et aux cheveux violets. Philippe Parreno et Pierre Huyghe l’achètent en 1999, dans un catalogue de personnages auprès d’une société japonaise spécialisée. Elle n’a pas de biographie, pas de superpouvoirs, pas d’attributs, pas de traits distinctifs… Il s’agit de « l’entrée de gamme » dans l’industrie du film d’animation japonais. 
Œuvre collégiale, elle fut, au sein du projet No Ghost, Just a Shell (1999-2002) investie par dix-huit artistes, au travers d’une trentaine d’œuvres. Bien longtemps après sa « mort », elle se réincarna, grâce à Tino Sehgal, dans le corps de jeunes actrices venant perturber les espaces d’exposition. Mais Annlee est-elle vraiment une « œuvre » ? Comment qualifier un personnage de fiction, ayant passé un certain nombre de films à exercer sa conscience réflexive, à discuter de sa propre origine et de ses perspectives, à posséder des droits individuels, pour finir par venir marcher à nos côtés et nous poser des questions ? 

 

Philippe Parreno, Anywhere out of the World, 2000

 

Anywhere Out of The World

Anywhere Out of The World (2000) donne la parole à Annlee. Tout en racontant son histoire, elle interroge, tout au long de la vidéo, sa condition fictionnelle et le caractère factice de son existence. L’œuvre a connue plusieurs itérations ; elle se compose d’un unique plan séquence, cadré autour de la figure d’Annlee. Cette variante de l’œuvre dédouble son image, en superposant le visuel des deux premières versions. Cette stratégie de monstration rend manifeste la sérialité de l’œuvre et l’expose en tant que construction. Le monologue déclamé par Annlee va encore plus loin en ce sens, en dévoilant certains détails de production, tel le prénom de la personne qui double sa voix. En s’affichant comme le résultat d’un pro-cessus d’édification, Annlee affirme une position d’externalité face au monde. Son image n’étant qu’un lointain reflet de celui-ci. Son discours s’achève sur ces mots, tirés d’un poème baudelairien : « N’importe où ! N’importe où ! Pourvu que ce soit hors du monde ! »

 

Tino Sehgal, Ann Lee, 2011

Ann Lee est une « situation construite » de l’artiste d'origine germano- indienne Tino Sehgal qui s’empare du personnage. Tino Sehgal amplifie le brouillage entre réalité et fiction en faisant s’incarner Ann Lee par de jeunes interprètes, pénétrant l’espace d’exposition pour mieux réfléchir à sa propre situation au travers d'un monologue et engager le dialogue avec les visiteurs. Une œuvre d’art semble alors littéralement douée de parole et capable d’interagir avec le monde réel.

 

Dominique Gonzalez-Foerster, Ann Lee in Anzen Zone, 2000
 

AnnLee Anzen Zone

 L’œuvre de Dominique Gonzalez-Foerster confronte Annlee à son état d’être-miroir, qui en fait une surface, sans identité propre, vouée à accueillir ce qu’on projette vers elle. Errant à travers un non-lieu ténébreux sur lequel tombe une fine pluie, iel murmure en japonais, sa langue d’origine, un monologue aux accents prophétiques, à travers lequel iel semble prendre conscience de son absence d’agentivité. Son image est dédoublée par l’arrivée de son clone, qui poursuit son discours en anglais : « Il n’y aura pas de zone de sécurité […]. Ils vous sépareront de vos sentiments. […] C’est un voyage vers nulle part […]. » On peut se demander si cette mise en garde s’adresse à ses semblables, les personnages fictionnels, ou bien au public de l’exposition. De cette ambiguïté émerge la question : qui, de nous ou d’iel, est plus près du réel ? Ne sommes-nous pas également des fictions, au sein desquelles se croisent de multiples récits politiques, historiques et sociaux ? Les pronoms neutres læ et iel sont utilisés dans le texte afin de représenter le genre neutre. À propos du personnage d’Annlee, coquille au contenu interchangeable, Pierre Huyghe précise : « Ce n’est pas “elle ”, mais “ça” ».

 

Pierre Huyghe, One Million Kingdoms, 2001
 

One million kingdom

 One Millions Kingdoms s’inscrit dans le cadre du projet No Ghost Just a Shell. La vidéo débute par un avertissement, prononcé par Annlee : « C’est un mensonge ». S’ensuit un monologue existentiel ancré dans l’imaginaire de la conquête spatiale et ponctué de citations tirées du Voyage au centre de la Terre (1864) de Jules Verne. Ces multiples récits se fondent les uns aux autres, à l’image de ce paysage virtuel qu’Annlee traverse et qui se transforme au rythme de sa voix. Celle-ci est une fiction en elle-même, conçue à partir d’enregistrements audio de la voix de Neil Armstrong, qu’elle imite. Tout ici est affaire de signes interchangeables, qui prennent la forme des discours se répercutant à leurs surfaces. Une parole en devient une autre, puis se change en paysage, figurant ainsi la perméabilité des formes et des histoires qui composent le tissu fictionnel de notre rapport au monde.

 

 

À lire, à voir, à écouter