Nobuyoshi Araki 

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Nobuyoshi Araki 

Vue de l'exposition en Galerie 3, Bourse de Commerce - Pinault Collection, Paris, 2021. Courtesy Pinault Collection. Photo Florent Michel

 Après la présentation de séries et d’ensembles des années 1970-1980 proposée dans le cadre de l’exposition « Ouverture » du nouveau musée, c’est la série Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank, 1993 du photographe japonais Nobuyoshi Araki qui a été présentée dans la Galerie 3 de la Bourse de Commerce.

Réalisées en 1993, trois ans après le décès de sa femme, Yoko Aoki, cette série rassemble 101 photographies en noir et blanc. Dans l’austérité du studio ou dans l’intimité de la chambre, le photographe saisit le modèle féminin dans des postures de stricte frontalité, explicite et sans concession, tout comme dans des mises en scène érotiques. Ces images sont rythmées de photographies du quotidien d’Araki désormais veuf : natures mortes, rues et ciel de Tokyo, le chat Chiro adopté avec sa femme… Parmi elles, les photos de rues font écho au travail de Robert Frank (1924-2019), pionnier de la photographie américaine, à qui Araki a dédié cette série à l’occasion de son exposition au musée de Yokohama. Dans cette juxtaposition, Araki explore son environnement intime et s’interroge sur son désir comme sur la perte.

Le travail d’Araki est connu pour la prise directe avec sa réalité qu’il expérimente, vit et transforme pour ainsi dire en fiction. Une position très différente du reporter, dont l’œil réputé « objectif » ne fait qu’observer et enregistrer. Araki n’est pas très éloigné de la génération des Joan Didion, Tom Wolfe ou Norman Mailer, actifs aux États-Unis dans les années 1960-1970, qui passent très facilement du reportage subjectif et personnel à la fiction et qui ont forgé ce qui a été appelé le New Journalism. Araki va peut-être plus loin en prenant pour sujet d’étude sa propre individualité. Ainsi, cette mosaïque photographique renvoie à la pensée complexe de l’artiste, au cœur de ses sentiments, pulsions et réflexions. Chaque image, quel que soit son sujet, du plus banal au plus sulfureux, trouve sa place dans l’écriture de son expérience du temps.

Shi-Nikki [Private Diary] for Robert Frank, constitué de 101 photographies, connu aussi sous le titre 101 Works for Robert Frank, est un ensemble dédié à l’auteur des Américains paru aux éditions Robert Delpire en 1958. Aussi programmatique que factuel, cet ensemble, avec un nombre d’images et un dédicataire, paraît limpide, trop peut-être. Malgré ces éléments tangibles, un regard plus approfondi révèle des doubles-sens, des interrogations. Arrêtons-nous un instant sur le nombre 101. Souvent utilisé dans la vente ou le marketing, le 101 donne le sentiment d’un dépassement généreux, d’une promesse d’opulence. C’est l’idée d’aller au-delà de la limite, comme si l’œuvre s’ouvrait à quelque chose de plus grand qu’elle-même ; voire d’illimité avec toutes les symboliques qui peuvent s’y agréger comme l’infini ou la perpétuation. Le nombre ou la cote 101 peut également faire penser au psaume 101 de la Bible que l’on attribue à David et qui traite de la fidélité et du mensonge. Le portfolio, réalisé trois ans après le décès prématuré de sa femme Aoki Yoko, porte en lui cette blessure, cette noirceur, qui marqua un tournant de l’œuvre de l’artiste. Ainsi, après la prise en compte du contexte de création et du choix numéral, la symétrie du nombre 101 peut interpeller. Nombre palindrome, il se compose de deux unités semblables séparées par un zéro, une possible métaphore du vide imposé par la disparition de sa bien-aimée. De surcroît, cette symétrie pourrait invoquer un face-à-face avec Robert Frank, à la fois comme individu et comme auteur des Américains. […]

La force de la série réside en ce que la narration ne se borne qu’à une suggestion non prescriptive, plus émotionnelle que logique où une figure remplace une autre figure, où les espaces publics succèdent à la chambre à coucher, où il y a l’avant et l’après, la vie et la mort. Les œuvres dialoguent et les thèmes s’interconnectent : le sexe, l’absence, la répulsion, la ville, l’infini. Le banal côtoie l’explicite, l’éternel et l’éphémère. Cette plongée insulaire dans la vie d’un photographe sans sa muse est un voyage imaginaire dont les chemins se croisent, se perdent et vous ramènent invariablement à la solitude et au vide. […]

 

Mathieu Humery, commissaire de l’exposition, Extrait du catalogue d’exposition Ouverture, Coédition Bourse de Commerce – Pinault Collection et delpire & Co, Paris, 2021

 

 

« Un bon traducteur vous expliquerait que quand Araki dit une chose, il en sous-entend au moins trois autres. Ces premières œuvres, qui prennent souvent la forme de journaux intimes ou de « pseudo-reportages », nous plongent tête la première dans l’univers et l’esprit d’un des photographes les plus extrêmes, les plus maniaques et les plus créatifs du Japon, mais ce qu’il y a de particulièrement remarquable dans toute l’œuvre visuelle d’Araki, comme dans ses écrits, et encore plus dans sa longue série Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank, c’est l’impression d’un jeu libre entre l’anecdotique ou le quotidien et la pose étudiée ou la composition, entre, pour ainsi dire, sa vraie vie et sa « vie artistique ». Nulle part cela n’est-il plus en jeu, plus en question que dans son appétit vraisemblablement insatiable pour la photographie de la forme féminine, tant dans des situations d’intimité présumée que d’artifice extrême et souvent explicite. Araki, le photographe dont le cœur explosait d’amour pour sa femme Yoko jusqu’au point de documenter en détail et compulsivement le bonheur de leur lune de miel comme la tragédie de sa mort, est aussi celui qu’on associe immédiatement aux images de kinbaku, une forme de bondage japonais traditionnelle et hautement ritualisée. La logique orientalisante occidentale, ou externe, suggère souvent que ce type de fétichisme serait inhérent à la géométrie variable d’une moralité japonaise apparemment impénétrable : parfaitement polie, respectueuse des conventions et même prude en public (ou en journée…), et à l’inverse follement transgressive en privé (ou la nuit…). Ce relativisme moral selon lequel les publics japonais seraient plus ou moins choqués ou ouverts au travail d’Araki ne nous aide toutefois pas à comprendre comment ni pourquoi il produit de telles images. Nous aurions plutôt intérêt à prêter attention aux photographies en elles-mêmes – à leur composition graphique, à leur intense préoccupation formelle, à la logique narrative (ou antinarrative) de la sérialité et de l’ordre dans lequel elles apparaissent. Araki en revient inexorablement aux mêmes scènes, aux mêmes sujets et aux mêmes lieux : son quartier, son chat, sa collection de dinosaures en plastique, ses intérieurs préférés, ses bars et ses modèles. Il a un jour révélé que la première photo qu’il prend chaque matin est une image du ciel depuis son balcon : « Vous vous lavez les dents, moi je me lave les yeux. »

À première vue, Shi Nikki (Private Diary) for Robert Frank peut sembler une œuvre délibérément incohérente, une compilation de toutes sortes de choses et de lieux plutôt qu’une série homogène, mais comme elle a été créée par un artiste pour qui même les mots simples ont des significations glissantes, il est ici peut-être plus indiqué de considérer l’ensemble des images comme un autre type de pseudo-journal, une exploration photographique des espaces entre le réel et tous ses opposés potentiels. Dans ce contexte, il est utile de rappeler que c’est Araki qui a inventé (en japonais) le terme I-photography, une référence à ce qu’on appelle les I-novels, un genre littéraire japonais basé sur la confession qui éliminait délibérément tout sens de la véracité en révélant et en admettant des choses qui, en fait, pouvaient aussi être des fictions soigneusement conçues. »

 

Nobuyoshi Araki

Ingénieur de formation, Nobuyoshi Araki (né en 1940 à Tokyo) devient cameraman, puis photographe. En 1971, il publie Voyage sentimental, où son mariage et sa nuit de noces sont dévoilés sous la forme d’un journal. Dès les années 1980, il utilise la photocopie couleur comme moyen de présentation de ses clichés qui mettent en scène fleurs et natures mortes, prostituées et paysages des rues de Tokyo. L’oeuvre d’Araki révèle les mutations de la culture nippone à travers une démarche autobiographique, entrelaçant les thèmes de l’érotisme, de la mort, du temps et de la ville. Artiste prolifique, figure médiatique au Japon, Araki a initié très tôt une oeuvre auto-fictive, inspirant des artistes comme Sophie Calle ou Roman Opalka.

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