Sensitive Time

Vue d'exposition « Felix Gonzalez-Torres - Roni Horn »
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July 4, 2022

Sensitive Time

We have done everything to hide it from ourselves. We have done every-thing to get rid of it. Yet there is nothing purely mathematical about time. It is not the result of the interplay of abstract and immaterial quantities. There is no need to use numbers. There is no need to use clocks.

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By Emanuele Coccia,,
excerpt from the exhibition catalogue

We have done everything to hide it from ourselves. We have done every-thing to get rid of it. Yet there is nothing purely mathematical about time. It is not the result of the interplay of abstract and immaterial quantities. There is no need to use numbers. There is no need to use clocks. Of course, both the former and the latter help us to orient ourselves in this infinite mass of life that never ceases to engulf itself and, conversely, to emerge from within and free itself from all form. But in its very essence, time is not abstract. It is pure, sensitive matter. Or rather, it is the threshold which shows that all matter is an immense expanse of present, past, and future sensations. Days and seconds, months and years are not only forms of perception. They are not only the rhythm of time. Hours and days are the rain and wind. Or a special light that hits things and colors them like never before. Or the smell of grass coming from the ground, a melody we cannot recognize. There is not a moment without flavor. There is not a second without emotion. There is not an hour without desire.


But the reverse is also true. Sensations, emotions, desires do not occur outside of time and are not just its external and superficial decoration. They build time, they secrete it, second by second. This is the only reason why memory exists: time always conveys much more than the sequential order of events. This is the only reason why there is no time that is not life, a flow of sensory existence that runs through the most heteroge-neous objects and people. This is the only reason why there is no relation to time that is not aesthetic. We can only think about time through art. We can only live in time in a sensitive way. We are not the ones who give time its aesthetic character: on the contrary, it is always time that gives us the sensation, and it is only in the sensation that time is given. We are those who depend on time to feel, and therefore to live. [...]
This is why, in an apparent paradox, it is in a museum that the season—and time—can be observed in its most radical and intense form. The museum, after all, is but a place where time is deposited in a sensitive form; history in museums is always a history of the senses. It is not numbers that bear witness to the past, but forms, materials, colors. And it is in museums that it becomes clear that it is only because of time’s sensitive nature that it always lives beyond the moment in which it occurs. It is as if, in sensation, time does not merely occur, but extends and acquires a form of eternity. Each sensation in a work of art gives time a second of eternity.
The museum is, par excellence, the place where time exists and manifests itself as a season. It is a kind of astronomical observatory that no longer distinguishes between artefacts and living beings, between culture and nature, between sensations and matter. Everything within its walls becomes a season, everything aims to make time sensitive.


For both historical and architectural reasons, it would be difficult to find an exhibition space in which this identity manifests itself more radically than the Bourse de Commerce. Built on the former site of the Halle aux blés, it houses and conceals an ancient sundial. Its most recent transformation seems to suggest that if the essence of time is sen-sation, it is art that must be asked to divine the season, and it is above all in the artefacts that surround us, as well as in the nature of things, that we must recognize the shape and rhythm of the seasons. But there is more. The structure of the Bourse de Commerce does indeed seem to be reminiscent of the buildings of antiquity and the Renaissance, which had explicit climatic functions. Above all, it is the circular plan that seems to want to represent and include the cycle of time and the reality of the seasons in the form of what John Tresch has called a “cosmogram”1: an object that is simply a limited portion of the cosmos but that also tries, in its structure, to summarize and represent the totality to which it belongs.
It is in this space that art finds its new task. Art embodies, literally, the prac-tice of giving voice to time. The museum thus becomes the place where the seasons speak and, in speaking, they become inseparable from each of the human faces that inhabit them.

 

1 John Tresch, " Technological World-Pictures: Cosmic Things and Cosmograms", Isis, 98, no 1 (2007), p. 84-99.

Nous avons tout fait pour nous le cacher. Nous avons tout fait pour nous en débarrasser. Pourtant, le temps n’a rien de purement mathématique. Il n’est pas le résultat du jeu de quantités abstraites et immatérielles. Inutile d’utiliser des chiffres. Inutile d’utiliser des horloges. Bien sûr, les premiers ainsi que les secondes nous aident à nous orienter dans cette masse infinie de vie qui ne cesse de s’engloutir et, inversement, de sortir d’elle-même et de se libérer de toute forme. Mais dans sa chair la plus vivante, le temps n’a rien d’abstrait. C’est une pure matière sensible. Ou plutôt, c’est le seuil qui montre que toute matière est une immense étendue de sensations présentes, passées et futures. Les jours et les secondes, les mois et les années ne sont pas seulement des formes de perception. Elles ne sont pas seule-ment le rythme du temps. Les heures et les jours, ce sont la pluie et le vent. Ou une lumière spéciale qui frappe les choses et les colore comme jamais auparavant. Ou l’odeur de l’herbe qui vient du sol, une mélodie que nous n’arrivons pas à reconnaître. Il n’y a pas un instant sans saveur. Il n’y a pas une seconde sans émotion. Il n’y a pas une heure sans désir.

Mais l’inverse aussi est vrai. Les sensations, les émotions, les désirs ne se produisent pas en dehors du temps et ne sont pas seulement sa décoration extérieure et superficielle. Ils construisent le temps, ils le sécrètent, seconde par seconde. C’est la seule raison pour laquelle la mémoire existe : le temps véhicule toujours beaucoup plus que l’ordre de l’enchaînement des événements. C’est la seule raison pour laquelle il n’y a pas de temps qui ne soit vie, flux d’existence sensible qui traverse les objets et les personnes les plus disparates. Et c’est la seule raison pour laquelle il n’y a pas de relation au temps qui ne soit une relation esthétique. Nous ne pouvons penser au temps qu’à travers l’art. Nous ne pouvons vivre dans le temps que de manière sensible. Ce n’est pas nous qui donnons ce caractère esthétique au temps : c’est au contraire toujours le temps qui nous donne la sensation, et c’est seulement dans la sensation que le temps est donné. Nous sommes ceux et celles qui dépendent du temps pour sentir, donc pour vivre. […] C’est pourquoi, par un apparent paradoxe, c’est dans un musée que la saison – et le temps – peuvent être observés dans leur forme la plus radicale et la plus intense. Le musée, après tout, n’est que le lieu où le temps est déposé sous une forme sensible ; l’histoire dans les musées est toujours une histoire sensible. Ce ne sont pas les chiffres qui témoignent du passé, mais les formes, les matériaux, les couleurs. Et c’est dans les musées qu’il apparaît clairement que c’est uniquement grâce à sa nature sensible que le temps vit toujours au-delà du moment où il se produit. Comme si, dans la sensation, le temps ne se contentait pas de se produire, mais s’étendait et acquerrait une forme d’éternité. Chaque sensation dans l’œuvre d’art donne au temps une seconde d’éternité. Le musée est par excellence le lieu où le temps existe et se donne comme une saison. Il est une sorte d’observatoire astronomique qui ne fait plus de différence entre artefacts et êtres vivants, entre culture et nature, entre sensations et matière. Tout, dans son enceinte, devient une saison, tout vise à rendre le temps sensible.

Pour des raisons à la fois historiques et architecturales, il serait difficile de trouver un espace d’exposition dans lequel cette identité se manifeste plus radicalement que la Bourse de Commerce. Construite sur l’ancien site de la halle au blé, elle abrite et dissimule un ancien cadran solaire : sa transformation la plus récente semble suggérer que si l’essence du temps est la sensation, c’est à l’art qu’il faut demander de deviner la saison, et c’est avant tout dans les artefacts qui nous entourent, ainsi que dans la nature des choses, qu’il faut reconnaître la forme et le rythme des saisons. Mais il y a plus. La structure de la Bourse de Commerce semble effectivement rappeler les constructions de l’Antiquité et de la Renaissance qui avaient des fonctions climatiques explicites. C’est surtout le plan circulaire qui semble vouloir représenter et inclure le cycle du temps et la réalité des saisons sous la forme de ce que John Tresch a appelé un « cosmogramme 1 » : un objet qui est simplement une portion limitée du cosmos mais qui essaie également de résumer dans sa structure et de représenter la totalité à laquelle il appartient. […] C’est dans cet espace que l’art trouve sa nouvelle tâche. L’art incarne, littéralement, la pratique consistant à donner une voix au temps. Le musée devient ainsi le lieu où les saisons parlent et, en parlant, elles deviennent indissociables de chacun des visages humains qui les habitent.

1 John Tresch, « Technological World-Pictures: Cosmic Things and Cosmograms », Isis, vol. 98, no 1, 2007, p. 84-99.