"« Arriver au silence ». Thomas Schütte et la fabrication des œuvres" de Jean-Marie Gallais
Thomas Schütte parvient, y compris dans les matières les plus solides comme l’acier ou le bronze qu’il utilise à partir du début des années 1990, à faire passer un sentiment de fluidité.
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L’eau, plutôt l’état liquide et ses représentations, occupent une place particulière dans l’œuvre de Schütte, y compris dans ses aquarelles, dont la technique même invoque le sujet. Dans les « Weinende Frauen » [Pleureuses], commencées en 1987, les fontaines alimentent des larmes sur des visages stylisés quasiment abstraits, qui surgissent des murs ou des angles. Au-delà de la représentation archétypale, l’eau évoque aussi l’écoulement du temps, elle est considérée par Schütte comme l’un des matériaux de la sculpture, comme dans certaines installations de Robert Gober. Elle est l’expression d’une fluidité — un terme que Schütte réfute pourtant, préférant lui opposer la solidité des matériaux qui durent dans le temps. C’est bien l’un des paradoxes du sculpteur allemand ; il parvient, y compris dans les matières les plus solides comme l’acier ou le bronze qu’il utilise à partir du début des années 1990, à faire passer un sentiment de fluidité. Le rapport que sa pratique entretient avec les éléments n’y est pas étranger : eau, terre, feu et air circulent en permanence dans les médiums qu’il emploie, la plupart étant soumis à des changements d’état. L’un de ses pairs, l’Américain Charles Ray, écrit : « Les sculptures de Thomas Schütte […] conservent un caractère fluide, malléable, même après l’abandon de l’argile pour le bronze. […] Comme bronze, la forme est plus ductile que l’argile dont le moule de la sculpture est issu. Cette dimension fluide n’est pas présente seulement à la surface des lignes, c’est une forme qui se tient entre l’artiste, sa sculpture, et la perception du spectateur (12). » Cet aspect, l’un des plus irrationnels de l’œuvre de Schütte, est particulièrement perceptible dans la manière dont il jongle d’une matière à une autre ou dont il utilise la transparence du verre par exemple : il nous met face à des formes qui semblent non figées.
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Accidents, variations et séries
Si Thomas Schütte s’impose une forme d’impassibilité dans le rapport quotidien au travail (« À six heures du soir, je ferme boutique et je ne pense plus à tout ça (13). »), il se crée en revanche un espace de liberté absolue lorsqu’il a les mains dans la matière, brisant volontiers les règles qu’il s’était imposées la veille. Cela se reflète dans les œuvres par d’incessants allers-retours, reprises et reformulations, parfois avec des périodes d’« oubli » de plusieurs décennies. Rares sont les unicum parmi ses sculptures ; les différences peuvent venir d’agrandissements, de transformations de certains détails, altérant l’attitude ou l’expression, de changements de matériaux ou de traitements de surface, comme s’il fallait « rentabiliser » l’énergie investie dans une forme jusqu’à l’épuisement du motif (ou de l’artiste). Le risque est évidemment de se perdre en quête d’une forme idéale inatteignable, une critique que certains observateurs lui feront. C’est le paradoxe de cette liberté : « J’ai cette chance que je ne suis pas assujetti à une seule chose. Je conserve une liberté de mouvement. Que ce soit ou non une bonne chose… je n’en ai aucune idée. C’est quelque chose dont l’opportunité n’est jamais discutée. Je l’accepte comme un fait, et cela n’a pas de répercussions. Là, personne ne me rejoint…(14) » Les compagnons de route n’y peuvent rien, l’artiste est désespérément seul in fine — des états d’âme souvent partagés par Schütte dans ses dessins et aquarelles. Il confie à Marta Gnyp que de temps à autre, le manque de motivation l’amène à retravailler l’existant et à se protéger du burn-out (15).
Il faut dire que Schütte a une production importante et garde tout, y compris les essais, les étapes intermédiaires et les ratages, leur offrant une seconde chance. Mais alors, quand s’arrêter ? « Une des choses les plus difficiles à faire, c’est d’insuffler de la vie dans de la matière morte. Et dès que je pense : Maintenant cette tête est vivante, je ne vais pas plus loin. Je m’arrête là. En principe, cela arrive très rapidement. […] Les Wichte [« Freluquets »] étaient […] terminés au bout d’une heure. Et avec un peu de chance, ils sont encore vivants après le coulage et après l’application de la patine (16). » Chemin faisant, les accidents, incompréhensions et bafouillages techniques déclenchent des orientations nouvelles.
C’est ce qui se produit lorsqu’un groupe de « Geister » en cire laissés à la fonderie ramollissent et s’effondrent les uns sur les autres, base des « Kriegerdenkmäler » (2003-2004) puis des « Zombies » (2007), probablement inspirés par l’entassement désordonné de fragments et rebuts de production dans un entrepôt. Il arrive aussi que Schütte et ses acolytes parviennent à maîtriser l’accident, à la suite de longues observations.
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12. Charles Ray, « How DoYou Tie a Bronze Knot? »,in Thomas Schütte, éd. Paulina Pobocha, cat. expo., New York, Museum of Modern Art (29 septembre 2024-18 janvier 2025), Berlin, Hatje Cantz, 2024, p. 22.
13. Entretien filmé SFMOMA, op. cit.
14. Entretien avec Ulrich Loock, 2004, op. cit., p. 171.
15. Entretien avec Marta Gnyp, in Thomas Schütte. Trois actes, cat. expo., Paris, Monnaie de Paris, 15 mars-16 juin 2019, Paris, Monnaie de Paris et Gand, Snoeck, 2019, p. 165.
16. Entretien filmé Beyeler, 2014, op. cit.
Extraits du catalogue de l'exposition « Thomas Schütte. Genealogies » à la Punta della Dogana