"Thomas Schütte. Généalogies et expression" de Antonia Boström
La tête humaine constitue pour Schütte un sujet de prédilection, et en tant que motif elle se retrouve partout dans sa production.
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La Tête et le visage
Comme le montre cette exposition, la tête humaine constitue pour Schütte un sujet de prédilection, et en tant que motif elle se retrouve partout dans sa production. Schütte y revient en effet à différents stades de sa carrière, il en fait la matière d’une enquête souvent reprise à travers des variations dans l’expression, le caractère, le matériau. On peut classer les têtes de l’artiste en trois catégories : têtes simples, têtes doubles et conjointes, et groupes de têtes, avec ou sans corps attaché ; l’échelle de taille est variable et la gamme de matériaux employés large. À travers ces têtes masculines expressives, nous commençons à voir l’exploration par Schütte du travail d’artistes antérieurs, certains déjà mentionnés (Messerschmidt et Daumier) mais également d’autres que je proposerai.
Julian Heynen a écrit que « Presque toutes les têtes et tous les bustes, parfois disposés en petits groupes, ont pour sujet des états dépressifs et un sentiment d’échec (17) ».Les têtes réalisées dans les années 1980, telles que Head and Collar [Tête et col] (1983), un groupe sans titre de trois têtes modelées placées sur un socle (1985-1986), et Man and Woman [Homme et femme] (1986), affichent une naïveté attachante, qui parle d’innocence et de pudeur plutôt que d’échec. Son seul portrait d’une personne explicitement nommée, celui du marin français disparu Alain Colas (1989), a une expression comique, stupéfaite. Le couvre-chef et le bandana rouge donnent opportunément au modèle un air de pirate, cependant que l’entaille rouge à la gorge invite à une lecture plus inquiétante. La texture grumeleuse, les contours frustes et la polychromie bâclée de ces têtes rappellent les œuvres délibérément naïves de certains contemporains de Schütte : on peut penser notamment au bois grossièrement taillé des sculptures peintes de Georg Baselitz. Un coup d’oeil à la sculpture expressionniste du début du 20e siècle suggère aussi un lien inattendu avec ces premières têtes de Schütte : l’expressif Autoportrait en guerrier d’Oskar Kokoschka, réalisé en argile en 1909, arbore une expression affolée similaire à celle du portrait de Colas. De même, le modelage grossier de l’argile et la couleur marbrée de l’Autoportrait se retrouvent dans les grandes têtes en céramique émaillée de Schütte, par exemple Janus Head [Tête de Janus], Vorher-Nachher [Avant-Après], et les trois têtes jointes de Untitled (Dreigestirn) [Sans titre (Trio)] (toutes datant de 1993). Les striures de couleur appliquées sur les têtes simples et conjointes imitent les vernis brillants typiques de l’histoire de la poterie en grès allemande aussi bien que l’esthétique de la céramique d’artiste, tandis que le choix de la polychromie s’inscrit dans la continuité d’une pratique historique de la sculpture européenne consistant à rehausser les surfaces sculptées avec de la peinture et de la dorure, pratique qui remonte à la période gothique.