"Thomas Schütte. Genealogie" de Camille Morineau et Jean-Marie Gallais

Thomas Schütte
Fermer Thomas Schütte, Modell und Ansichten, 1982, collection of the artist © Thomas Schütte, by SIAE 2025. Installation view, “Thomas Schütte. Genealogies”, 2025, Punta della Dogana, Venezia. Ph. Marco Cappelletti © Palazzo Grassi - Pinault Collection
Article
20.05.25

"Thomas Schütte. Genealogie" de Camille Morineau et Jean-Marie Gallais

"Les formes du passé engendrent celles du futur, le très petit devient le très grand, le « modèle » se transforme en réalité"

Si Thomas Schütte a retenu une chose en particulier de l’enseignement de Gerhard Richter à la Kunstakademie de Düsseldorf, c’est l’idée qu’un artiste doit se bâtir un répertoire. Ce qu’il fit très tôt, mettant en place les bases de la majorité de ses propositions plastiques dès la fin des années 1970 et les faisant continuellement évoluer depuis, ce qui procure à son oeuvre un sentiment paradoxal de cohérence et d’éclectisme simultanés. Les formes du passé engendrent celles du futur, le très petit devient le très grand, le « modèle » se transforme en réalité, la mise en scène s’inscrit dans les salles de musées, dans l’espace urbain ou naturel, et ce dans une grande liberté, faisant de Thomas Schütte l’une des voix majeures de l’art contemporain. L’aisance avec laquelle Schütte circule d’une forme à l’autre et d’un médium à l’autre est étonnante, rare, voire parfois perturbante, loin d’un « style signature ». L’idée de généalogie déclinée de plusieurs manières permet de naviguer dans ce vaste répertoire et de proposer à la fois le parcours d’une exposition et le sommaire de cette publication. Ainsi le mot « genealogies » est-il devenu un titre, avec l’assentiment et la complicité de l’artiste, que nous souhaitons remercier pour son engagement, sa générosité et son intelligence de la contrainte.

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Plutôt que de chercher à résumer ces pérégrinations entre motifs, formes et matières — ce qui, nous l’espérons, fera le plaisir et la surprise de la lecture et de la visite —, nous aimerions insister ici sur une facette étonnamment peu commentée de son travail, le jeu sur les stéréotypes de genre. Schütte dit se considérer heureux de ne pas avoir à trancher la question des genres de certaines de ses sculptures, comme c’est le cas des « Geister », ces « esprits » sans visage mais dont les gestuelles en forme de pantomime animent l’espace ; ou encore de certains animaux hybrides que l’on retrouve dans ses aquarelles. Sinon, force est de constater que son univers est polarisé entre deux genres qu’il traite différemment. Au masculin, la grimace, l’arrogance du pouvoir, l’opposition tranchée mais absurde entre « bien et mal », le dialogue entre malfrats, la « robe » du pouvoir, sacré ou laïque, masquant mal sa vacuité. Au féminin, l’intériorité, l’humilité des yeux fermés, le calme, parfois les pleurs et l’émotion, le corps debout relié à la terre, une autre forme d’autorité, douce. La toute récente et monumentale Mutter Erde [Mère Terre] (2024) répond d’ailleurs à son antécédent Vater Staat [Père État] (2010) en lequel on pensait avoir résumé le travail de Schütte. Ainsi se construit finalement l’œuvre de celui qui n’aime pas en interpréter les évidences : la nature et le calme pouvoir au féminin complètent et soulignent leur différence claire avec l’État masculin, qui paradoxalement s’impose, les yeux bien ouverts, sous forme de l’agrandissement d’une marionnette empêtrée.

Un autre aspect est révélé dans ce parcours : le rapport aux nombres. Schütte joue sans cesse du display et du dédoublement, plaçant ses figures en tension dans l’espace avec le spectateur, créant des personnages bicéphales et explorant les différentes conséquences de la dualité ; puis imaginant les paires de têtes et les quatre Fratelli [Frères] qui évoquent aussi bien l’Hydre de Lerne, à laquelle on attribuait entre trois et sept têtes, que le chien monstrueux Cerbère qui en avait trois et une queue en forme de dragon (le motif du chien/dragon apparaît ensuite de manière plus bienveillante dans ses sculptures en bronze, et c’est l’un des motifs récurrents de ses dessins). L’on peut ainsi différencier les hommes, aux visages multipliés de manière monstrueuse, tandis que les têtes de femmes, si elles dialoguent, le font d’individu à individu et dans l’harmonie.

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Extraits du catalogue de l'exposition « Thomas Schütte. Genealogies » à la Punta della Dogana