"Mes sculptures, mes installations et mes dessins sont toujours pris dans des relations en échos" Tatiana Trouvé

Tatiana Trouvé, Palazzo Grassi
Fermer Tatiana Trouvé, "Navigation Gate", 2024, Collection of the artist; "Sitting Sculpture", 2024, Collection of the artist, courtesy Gagosian; "Storia Notturna, 30 giugno 2023", 2024, Collection of the artist © Tatiana Trouvé, by SIAE 2025. Installation view, “Tatiana Trouvé. The strange Life of Things”, 2025, Palazzo Grassi, Venezia. Ph. Marco Cappelletti and Giuseppe Miotto / Marco Cappelletti Studio © Palazzo Grassi, Pinault Collection
Interview
7.05.25

"Mes sculptures, mes installations et mes dessins sont toujours pris dans des relations en échos" Tatiana Trouvé

Tatiana Trouvé en conversation avec Caroline Bourgeois et James Lingwood

Caroline Bourgeois et James Lingwood - Pourrais-tu nous parler de la citation d’Astrida Neimanis que tu as affichée sur le mur de ton atelier, « La mer qui est maintenant dans ton corps a peut-être été une rivière un jour, peut-être qu’elle a un jour fait partie d’un océan » ?

Tatiana Trouvé - C’est une citation que j’aime beaucoup. L’eau que nous contenons dans notre corps implique que nous sommes des êtres aquatiques, que nous venons de l’eau, mais aussi que nous retournerons à l’eau et que notre mort est une évaporation. L’eau que nous contenons va circuler et, pour peu que nous ne soyons pas enfermés dans un cercueil, peut-être pourrait-elle alimenter les racines des arbres dont les cimes, en rejoignant les nuages, provoquent des pluies. Notre eau se mélangerait à d’autres eaux qui s’écoulent pour rejoindre les torrents, les rivières et les mers, et le vivant. C’est une symbiose aquatique, inscrite dans le cycle du vivant et qui, sur un plan métaphysique, implique comme le disait Deleuze que « ce sont les organismes qui meurent, pas la vie (1). »

CB/JL - Comment cela informe-t-il la manière dont tu envisages l’exposition au Palazzo Grassi ?

TT - Toute mon exposition est liée à cette dynamique, à cette régénération, à des déplacements et des transformations qui permettent à ce qui apparaît de réapparaître ailleurs, autrement, dans un cycle qui s’apparente au vivant. De manière plus littérale, la pièce qui se situe dans l’atrium du Palazzo Grassi est aussi liée au phénomène de la circulation de l’eau : on est accueillis par un sol en asphalte où sont incrustés des plaques d’égout en pierre et en métal ainsi que d’autres éléments qui appartiennent à la ville — des bandes pour passages piéton, des plaques en métal qui servent à l’aménagement de travaux sur la chaussée. Cette composition forme une sorte de carte imaginaire où l’eau est présente mais invisible, contrairement à Venise où l’eau est omniprésente et visible. Cette carte signifierait que toutes les eaux du monde convergent en un seul point, et que ce point est partout, comme ici sous nos pieds, à Venise. J’aimais aussi l’idée de renverser le point de vue des visiteurs par un jeu d’échelles — car du corps à l’océan, l’eau nous fait aussi passer d’une échelle à une autre — avec la vision de ce sol depuis les étages supérieurs d’où il se transforme en constellation. Entre un sol garni de trappes, qui nous conduit sous terre, et un point de vue en plongée sur ce même sol qui nous projette au ciel.

[…]

Pleine largeur

CB/JL - Peut-on concevoir l’ensemble de ton travail comme une sorte d’écosystème ?

TT - La circulation entre les éléments qui composent mon travail est très dense. Les choses que je réalise sont toutes reliées les unes aux autres à différents degrés. Je n’établis pas de séparation entre mes sculptures et mes dessins, et j’ai toujours veillé à ce que les unes puissent échanger leurs qualités avec les autres. Les sculptures peuvent dessiner les espaces où elles prennent place et les dessins peuvent sculpter les espaces au sein desquels ils s’exposent. Mais des éléments peuvent aussi circuler entre les unes et les autres : des matériaux, des formes… L’ensemble qu’ils forment constitue une sorte d’écosystème. J’ai inventé le terme d’écho-système pour le décrire, car mes sculptures, mes installations et mes dessins sont toujours pris dans des échos, des relations en échos.

CB/JL - La plupart des objets que tu « utilises » dans ton travail ont une histoire. Ils ont appartenu à une ville, à une personne, à un corps. Quelle importance a pour toi cette idée de récupérer ou de re-créer quelque chose qui a déjà existé ailleurs ?

TT - J’ai développé avec le temps une pratique de la collecte d’objets, de rebuts et de fragments de choses qui portent des traces du temps liées à des accidents, des altérations ou des usages témoignant de leurs modes d’existence. J’ai constitué une sorte d’atlas de ces objets que je réalise en différents matériaux — en bronze, en métal, en pierre, en ciment, en plâtre ou en mousse — et avec lesquels je navigue depuis des années. Ces objets peuvent changer d’identité dès lors qu’ils sont reproduits dans des matériaux qui les transforment et leur permettent de rejoindre l’écosystème de mon travail, d’alimenter de nouvelles narrations où ils s’ajustent les uns aux autres. On les retrouve dans des sculptures ou des installations, mais ils peuvent aussi rester sur les étagères de mon atelier pendant des années jusqu’à leur appartenir. Comme si les choses avaient une sorte de vie propre.

CB/JL - Certains objets reviennent dans ton travail depuis des années — par exemple, les chaussures de femme, les couvertures, les valises, les clefs. Quelle est leur signification pour toi ?

TT - Ces objets ont en commun une relation à un monde en mouvement. Aux chaussures, j’associe l’exercice de la marche et de la pensée, aux valises, aux couvertures et aux coussins, le fait d’habiter et de voyager, aux clefs la possibilité d’ouvrir et de fermer, de passer de l’intérieur à l’extérieur. Ces objets me servent de liens, de pontages pour construire des narrations, même si ces dernières sont amenées à nous perdre. Ces objets sont des éléments récurrents qui permettent d’ouvrir mon travail à de multiples récits qui mènent vers d’autres mondes. Des mondes qui ne me sont pas propres, reliés à des pensées qui excèdent ma pratique mais la nourrissent pourtant, ainsi qu’en témoignent ces autres objets, les ouvrages d’auteurs et d’autrices dont je reprends les titres en les gravant sur des livres en pierre. La mobilité n’est pas nécessairement liée à la vitesse, en particulier dans mon travail, mais dans le jeu des éléments rien n’est fixe, et même les matériaux que j’emploie le plus souvent ne le sont pas, contrairement à ce que l’on en dit communément : le bronze connaît une oxydation continue dans le temps, il peut tomber malade ; la pierre porte en elle une histoire qui s’érode lentement. Le trouble est aussi lié à l’imbrication de ces mouvements pluriels.

[...]

(1) Gilles Deleuze, « Sur la philosophie », in Pourparlers, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 196.

Extraits du catalogue de l'exposition « Tatiana Trouvé. La vie étrange des choses » au Palazzo Grassi