
"Tatiana Trouvé et Italo Calvino. L’inépuisable surface des choses" de Bruno Racine
Les colliers de Tatiana Trouvé évoquent la ville de Clarice qui passe par un cycle indéfiniment recommencé de déchéance et de renaissance, poussant les survivants à tout fouiller, à entasser et à rafistoler
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L’une des premières salles de l’exposition présente des « colliers de ville » composés d’une foule d’éléments disparates recueillis par l’artiste au cours de ses déambulations à travers le monde. Ce ne sont pas toutefois les objets originels qui sont ainsi reliés les uns aux autres, mais leur reproduction fidèle en bronze, en cuivre ou en aluminium. Parmi les objets ainsi enfilés, on est frappé par le grand nombre de petites capsules argentées, copies de celles qui servent à conditionner la méthadone à New York et dont les consommateurs se débarrassent ensuite dans les rues de la ville. Telle la noix du conte qui, une fois sa coque brisée, permet de dérouler un tissu sans fin, chacune d’elles est le point d’origine d’un nombre incalculable de récits possibles, chacune est un « ouvroir de récits potentiels » : où et quand l’artiste l’a-t-elle ramassée, à quoi pensait-elle à ce moment précis, qu’en est-il du consommateur qui l’a jetée après usage, ou de son vendeur, etc. ? « Tous les matériaux que j’utilise, écrit l’artiste, sont chargés d’idées et d’histoires. » « Les vies de mes ‘Guardians’, ajoute-t-elle, seront toujours à imaginer (3). » Le constat s’applique également à l’archive de l’artiste, où les objets les plus divers sont rangés par familles sur un vaste ensemble d’étagères : sacs en cuir, briquets, fleurs séchées, transistors, téléphones, appareils photo, canettes, etc., tous sous la forme de leur reproduction en métal, le plus souvent en bronze, un alliage réservé depuis l’Antiquité aux sculptures les plus recherchées et qui leur confère une forme d’impérissabilité. Dans un passage saisissant, le Khan des Tartares imagine que son dialogue avec le jeune Vénitien n’est qu’un rêve, que tous deux sont en réalité des « clochards […] occupés à fouiller dans une décharge à ordures, à faire des tas de bouts de ferraille rouillés, de lambeaux d’étoffes, de papiers sales, et qui, ivres de quelques lampées de mauvais vin, voient autour d’eux resplendir tous les trésors de l’Orient (4). » La transfiguration d’objets mis au rebut en une matière précieuse et durable réalise ce rêve. De même que les colliers de ville, l’archive présentée à Venise constitue un journal, comme toute espèce de collection, ainsi que le fait observer Calvino : « journal de voyage, certes, mais tout autant journal de sentiments, d’états d’âme, d’humeur (5). » Les collections de Tatiana Trouvé, caractérisées par l’accumulation et la classification, sont ainsi le pendant plastique des journaux d’écrivains, tous deux nés de « cette obscure et folle envie qui pousse tout autant à rassembler une collection qu’à tenir un journal, c’est-à-dire du besoin de transformer le cours de sa propre existence en une série d’objets sauvés de la dispersion, ou en une série de lignes écrites, cristallisées en dehors du flux continu des pensées (6). »
Les colliers de Tatiana Trouvé évoquent la ville de Clarice qui passe par un cycle indéfiniment recommencé de déchéance et de renaissance, poussant les survivants à tout fouiller, à entasser et à rafistoler, « comme des oiseaux faisant leur nid (7). » Chaque nouvelle Clarice exhibe ainsi « à la manière d’un collier ce qui reste des anciennes Clarice fragmentaires ou mortes (8). » Ces moulages d’objets, réalisées dans une matière qui les préserve de la décomposition, sont ainsi des concentrés de temps, un temps qui peut aller parfois bien au-delà de la durée de la vie humaine. « Quand je vois une pierre, écrit l’artiste, je vois comment s’est sédimenté un monde (9). » L’artiste et l’écrivain partagent ainsi la conscience que, dans leur travail, « les désirs sont déjà des souvenirs (10) », selon la formule mélancolique de Marco Polo.
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3. Tatiana Trouvé, op. cit., p. 253.
4. Italo Calvino, Villes, op. cit., p. 132.
5. Italo Calvino, Collection de sable, Paris, Seuil, 1986, p. 13.
6. Italo Calvino, Collection, op. cit.
7. Italo Calvino, Villes, op. cit., p.135.
8. Ibid., p.137.
9. Tatiana Trouvé, op. cit., p.249.
10. Italo Calvino, Villes, op. cit., p.14.
Extraits du catalogue de l'exposition « Tatiana Trouvé. La vie étrange des choses » au Palazzo Grassi