Céleste Rogosin

Portrait de Céleste Rogosin

Céleste Rogosin

Dixième artiste invitée du programme de résidence de Pinault Collection à Lens, Céleste Rogosin développe un projet inédit entre octobre 2023 et août 2024, qui s’appuie sur l’exploration des paysages du nord de la France.

Artiste et cinéaste franco-américaine, Céleste Rogosin (née en 1989) vit et travaille à Paris. Initialement formée à la danse, au théâtre et au cinéma, elle décloisonne ces pratiques dans des installations audiovisuelles. Son regard — nourri par la façon dont les technologies impactent les corps et alimentent l’imaginaire — est avant tout porté sur l’humain et la communauté : à la fois poétiques et contextuelles, ses œuvres abordent la notion d’émancipation en explorant les représentations d’un ailleurs ou la quête utopique d’un devenir autre, individuel et collectif.

Les paysages minéraux du nord de la France ont toujours eu une place importante dans l’œuvre de Céleste Rogosin. Le projet qu’elle développe actuellement, Le Vertige de Djoukie, joue sur l’hybridation entre les paysages réels du Bassin minier et des images de synthèse. Accueillie en résidence par Pinault Collection à Lens, l’artiste a l’opportunité de poursuivre cette exploration des paysages et des mythes nordiques en vue d’un projet d’exposition au Frac Grand Large.

Après une première formation en danse et en théâtre au Laboratoire de Formation au Théâtre Physique (Montreuil), Céleste Rogosin (née en 1989, Paris) intègre en 2019 le Fresnoy — Studio national des arts contemporains (Tourcoing). Elle y développe sa pratique des arts visuels et, marquée par les enseignements de Valérie Jouve et Laure Prouvost, s’émancipe des formes et des récits traditionnels du cinéma. En hybridant plusieurs techniques, Céleste Rogosin explore des contre-récits fragmentaires, souvent subversifs, qui présentent la relation ambiguë du corps avec l’espace. Dans ses œuvres — sculptures, performances, installations vidéo —, les corps sont toujours en « devenir » : la métamorphose, le passage du temps ou encore l’émancipation en sont des thèmes centraux. L’artiste est aussi sensible aux questions sociales que soulèvent le traitement cinématographique du corps ; elle le considère comme porteur d’une parole politique et collective, héritant malgré lui d’un ensemble de mythes archaïques et contemporains qui participent à former l’identité de celui qui le « porte ».

Interview de Céleste Rogosin

Danse, théâtre, arts visuels : la perméabilité des disciplines qui irrigue votre œuvre prend appui sur l’ambiguïté de la relation du corps avec l’espace. Comment articulez-vous aujourd’hui ces différents champs d’expérimentation ?

Ces disciplines sont des langages à part entière, qui ont leur propre temporalité et système de représentation. De la même façon qu’une langue ou un idiome influence notre regard, la danse, le théâtre et les arts visuels sont véritablement les biais par lesquels je pense et perçois l’espace qui nous entoure. Le terme de perméabilité me parle car, dans mon travail, une pratique se laisse souvent traverser, infuser par les autres, pour créer un espace propre, qui constitue l’œuvre. C’est-à-dire, qu’aujourd’hui en tout cas, ces différents champs d’expérimentation s’expriment les uns aux travers les autres, les uns dans les autres. Je cherche des concomitances, des récits qui les englobent, plutôt qu’un dialogue où elles se répondraient de façon segmentée. Cette approche me permet d’envisager la notion de communauté, de traiter de sujets politiques ou sociaux en explorant de nouvelles formes de représentation. Par exemple, je travaille actuellement sur un projet de film en images de synthèse qui s’inspire d’une pièce de théâtre, Le langue-à-langue des chiens de roche (1998) du dramaturge québécois Daniel Danis. La notion de présence scénique, qui singularise les arts de la scène, devient ici un enjeu de quête des personnages numériques du film. Ils s’interrogent sur leur propre matérialité — ou immatérialité —, et cherchent à s’ancrer dans un territoire, à être « ici » — ils recherchent un sentiment d’unité. Au cours de cette quête, les personnages s’hybrident, se métamorphosent, notamment par la danse. Plusieurs de mes travaux s’articulent de cette manière ; il y a une porosité et des frictions entre les différents médiums et matériaux que je souhaite explorer.

Dans mon travail, la métamorphose pourrait être l’expression d’un désir, elle est métaphorique.

De quelle manière traduisez-vous cette métamorphose ?

Dans mon travail, la métamorphose pourrait être l’expression d’un désir, elle est métaphorique. Par l’idée d’un « devenir-autre » — animal, archaïque, technologique ou minéral —, il s’agit d’explorer un imaginaire, de traduire nos désirs individuels et collectifs d’émancipation, d’exprimer une relation à l’altérité, de sortir des contraintes. À travers cette métamorphose se créent des formes et des espaces de résistance. Dans mes œuvres, cette métamorphose se traduit plus précisément par des changements d’un état à un autre, d’une entité individuelle à une entité collective, d’un matériau à un autre, d’une personne à un personnage comme de l’homme à l’animal, de la peau à la terre, du bois au verre. Le passage de l’immatériel à la matérialité, de l’invisible au visible, m’intéresse particulièrement ; il est intrinsèquement lié à notre rapport au monde contemporain, à la nature du corps à la fois digitale et sensible, qui bouscule notre perception de l’espace, du temps, de la matière…

Les nouvelles technologies ne sont jamais des explorations purement formelles dans mon travail, mais des outils, des écritures que je souhaite explorer, investiguer.

Quelle place occupent les nouvelles technologies au sein de vos projets ?

Les nouvelles technologies ne sont jamais des explorations purement formelles dans mon travail, mais des outils, des écritures que je souhaite explorer, investiguer. Je m’interroge sur les espaces qu’elles ouvrent ou referment, les notions d’ubiquité et de transparence étant devenus pour moi des enjeux autant narratifs, formels que conceptuels. Elles ont aussi une puissance narrative, peuvent même devenir des éléments de récits ou des personnages, comme c’est le cas dans Clear Jail Minotaur (2021) qui aborde la question de l’enfermement et le contrôle des corps, et où le Minotaure devient un personnage de résistance, lui-même technologique.

Sensible aux questions sociales et politiques, vous interrogez également la place de l’individu au sein du collectif. Cette réflexion participe-t-elle à cette « quête utopique » que vous menez ?

Mon grand-père était un cinéaste engagé qui pensait profondément que le cinéma pouvait avoir un réel impact sur le monde et la politique. Cette vision a irrigué mon éducation et m’a profondément marquée. La notion d’humanité imprègne mon œuvre, et même si je travaille avec la fiction et le récit, mes projets s’ancrent dans des contextes, ils puisent dans une réalité. Je m’intéresse à la façon dont les imaginaires, mythes ou récits, interagissent avec des réalités sociales contemporaines. Par exemple, Clear Jail Minotaur a émergé après avoir remarqué une photographie dans un article du Guardian qui m’a bouleversée et qui présentait Willard Birts, un ancien détenu afro-américain en train de charger son bracelet électronique sur le campus de Berkeley. Ma rencontre avec lui a été motrice et tous nos échanges ont nourri mon projet. Mais cette notion de quête utopique se retrouve dans d’autres œuvres, notamment liées à la jeunesse et au collectif. Je travaille sur une série de vidéos qui retranscrivent des déambulations d’adolescents, où des groupes cherchent peu à peu à « faire corps » ensemble ; tandis que la déambulation renvoie à leurs projections dans le futur, à des angoisses, la métamorphose progressive du corps individuel en corps collectif devient l’enjeu d’une quête utopique et d’un espace d’émancipation ou de résistance.

Quel projet souhaitez-vous développer à la résidence de Lens ? En quoi le nord de la France vous inspire-t-il ?

La région Nord est un territoire socialement contrasté, fait de frontières mais aussi de mouvements, de migrations, qui m’intéresse par sa complexité, où les problématiques humaines et économiques se traduisent dans les paysages. Paysages que j’ai d’ailleurs initialement découverts dans les films de Bruno Dumont, et dont les lumières nordiques sublimes m’inspirent beaucoup. En parcourant les territoires du littoral, notamment autour de Calais, j’ai imaginé des ponts avec la pièce de théâtre de Danis pour imaginer le projet Le Vertige de Djoukie. La résidence de Pinault Collection va me permettre d’en poursuivre l’écriture et la production, de faire venir à Lens le dramaturge qui vit actuellement au Canada, pour peut-être donner lieu à une collaboration. C’est aussi la première fois que je vais bénéficier d’un atelier aussi grand, paisible et lumineux. Je veux en profiter pour passer davantage par le dessin, expérimenter des matériaux comme le verre ; toujours par des hybridations au service d’un discours métaphorique sur le contemporain. Les strates de temps, les questions mythologiques et symboliques qui sont au cœur de mon travail le sont aussi dans le projet du Louvre-Lens, où je compte passer du temps. Un projet naîtra certainement de cette exploration.

Céleste Rogosin, Quartz, Photo : Céleste Rogosin
Céleste Rogosin, Braid the Kinks from your Mind, Photo : N.Dewitte
Céleste Rogosin, Clear Jail Minotaur, Photo : Céleste Rogosin
Céleste Rogosin, Clear Jail Minotaur, Photo : Quentin Chevrier